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полная версияLe Collier de la Reine, Tome I

Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

Chapitre XI
Le «Suffren»

Contre toutes les habitudes de la cour, le secret avait été fidèlement gardé à Louis XVI et au comte d'Artois.

Nul ne sut à quelle heure et comment devait arriver M. de Suffren.

Le roi avait indiqué son jeu pour le soir.

À sept heures, il entra avec les princes et les princesses de sa famille.

La reine arriva tenant Madame Royale, qui n'avait que sept ans encore, par la main.

L'assemblée était nombreuse et brillante.

Pendant les préliminaires de la réunion, au moment où chacun prenait place, le comte d'Artois s'approcha tout doucement de la reine et lui dit:

– Ma sœur, regardez bien autour de vous.

– Eh bien! dit-elle, je regarde.

– Que voyez-vous?

La reine promena ses yeux dans le cercle, fouilla les épaisseurs, sonda les vides, et apercevant partout des amis, partout des serviteurs, parmi lesquels Andrée et son frère:

– Mais, dit-elle, je vois des visages fort agréables, des visages amis surtout.

– Ne regardez pas qui nous avons, ma sœur, regardez qui nous manque.

– Ah! c'est ma foi vrai! s'écria-t-elle.

Le comte d'Artois se mit à rire.

– Encore absent, reprit la reine. Ah çà! le ferai-je toujours fuir ainsi?

– Non, dit le comte d'Artois; seulement la plaisanterie se prolonge, Monsieur est allé attendre le bailli de Suffren à la barrière.

– Mais, en ce cas, je ne vois pas pourquoi vous riez, mon frère.

– Vous ne voyez pas pourquoi je ris?

– Sans doute, si Monsieur a été attendre le bailli de Suffren à la barrière, il a été plus fin que nous, voilà tout, puisque le premier il le verra et, par conséquent, le complimentera avant tout le monde.

– Allons donc, chère sœur, répliqua le jeune prince en riant, vous avez une bien petite idée de notre diplomatie: Monsieur est allé attendre le bailli à la barrière de Fontainebleau, c'est vrai, mais nous avons, nous, quelqu'un qui l'attend au relais de Villejuif.

– En vérité?

– En sorte, continua le comte d'Artois, que Monsieur se morfondra seul à sa barrière, tandis que, sur un ordre du roi, M. de Suffren, tournant Paris, arrivera directement à Versailles, où nous l'attendons.

– C'est merveilleusement imaginé.

– Mais pas mal, et je suis assez content de moi. Faites votre jeu, ma sœur.

Il y avait en ce moment dans la salle du jeu cent personnes au moins de la plus haute qualité: M. de Condé, M. de Penthièvre, M. de La Trémouille, les princesses.

Le roi s'aperçut que M. le comte d'Artois faisait rire la reine, et pour se mettre un peu dans leur complot, il leur envoya un coup d'œil des plus significatifs.

La nouvelle de l'arrivée du commandeur de Suffren ne s'était point répandue, comme nous l'avons dit, et cependant on n'avait pu étouffer comme un présage qui planait au-dessus des esprits.

On sentait quelque chose de caché qui allait apparaître, quelque chose de nouveau qui allait éclore; c'était un intérêt inconnu qui se répandait par tout ce monde, où le moindre événement prend de l'importance dès que le maître a froncé le sourcil pour désapprouver ou plissé la bouche pour sourire.

Le roi, qui avait habitude de jouer un écu de six livres, afin de modérer le jeu des princes et des seigneurs de la cour, le roi ne s'aperçut pas qu'il mettait sur la table tout ce qu'il avait d'or dans ses poches.

La reine, entièrement à son rôle, fit de la politique et dérouta l'attention du cercle par l'ardeur factice qu'elle mit à son jeu.

Philippe, admis à la partie et placé en face de sa sœur, absorbait par tous ses sens à la fois l'impression inouïe, stupéfiante de cette faveur qui le réchauffait inopinément.

Les paroles de son père lui revenaient, quoi qu'il en eût, à la mémoire. Il se demandait si, en effet, le vieillard, qui avait vu trois ou quatre règnes de favorites, ne savait pas au juste l'histoire des temps et des mœurs.

Il se demandait si ce puritanisme qui tient de l'adoration religieuse n'était pas un ridicule de plus qu'il avait rapporté des pays lointains.

La reine, si poétique, si belle, si fraternelle pour lui, n'était-elle en somme qu'une coquette terrible, curieuse d'attacher une passion de plus à ses souvenirs, comme l'entomologiste attache un insecte ou un papillon de plus sous sa montre, sans s'inquiéter de ce que souffre le pauvre animal dont une épingle traverse le cœur?

Et cependant la reine n'était pas une femme vulgaire, un caractère banal. Un regard d'elle signifiait quelque chose, d'elle qui ne laissait jamais tomber son regard sans en calculer la portée.

«Coigny, Vaudreuil, répétait Philippe, ils ont aimé la reine et ils en sont aimés. Oh! pourquoi, oh! pourquoi cette calomnie est-elle si sombre; pourquoi un rayon de lumière ne glisse-t-il pas dans ce profond abîme qu'on appelle un cœur de femme, plus profond encore lorsque c'est un cœur de reine?»

Et lorsque Philippe avait assez ballotté ces deux noms dans sa pensée, il regardait à l'extrémité de la table MM. de Coigny et de Vaudreuil, qui, par un singulier caprice du hasard, se trouvaient assis côte à côte, les yeux tournés sur un autre point que celui où se trouvait la reine, insouciants, pour ne pas dire oublieux.

Et Philippe se disait qu'il était impossible que ces deux hommes eussent aimé et fussent si calmes, qu'ils eussent été aimés et qu'ils fussent si oublieux. Oh! si la reine l'aimait, lui, il deviendrait fou de bonheur; si elle l'oubliait après l'avoir aimé, il se tuerait de désespoir.

Et de MM. de Coigny et de Vaudreuil, Philippe passait à Marie-Antoinette.

Et, toujours rêvant, il interrogeait ce front si pur, cette bouche si impérieuse, ce regard si majestueux; il demandait à toutes les beautés de cette femme la révélation du secret de la reine.

Oh! non, calomnies, calomnies! que tous ces bruits vagues qui commençaient à circuler dans le peuple, et auxquels les intérêts, les haines ou les intrigues de la cour donnaient seuls quelque consistance.

Philippe en était là de ses réflexions quand sept heures trois quarts sonnèrent à l'horloge de la salle des gardes. Au même instant, un grand bruit se fit entendre.

Dans cette salle, des pas retentirent pressés et rapides. La crosse des fusils frappa les dalles. Un brouhaha de voix, pénétrant par la porte entrouverte, appela l'attention du roi, qui renversa la tête en arrière pour mieux entendre, puis fit un signe à la reine.

Celle-ci comprit l'indication et immédiatement leva la séance.

Chaque joueur ramassant ce qu'il avait devant lui attendit, pour prendre une résolution, que la reine eût laissé deviner la sienne.

La reine passa dans la grande salle de réception.

Le roi y était arrivé devant elle.

Un aide de camp de M. de Castries, ministre de la Marine, s'approcha du roi et lui dit quelques mots à l'oreille.

– Bien, répondit le roi, allez.

Puis à la reine:

– Tout va bien, ajouta-t-il.

Chacun interrogea son voisin du regard, le «tout va bien» donnant fort à penser à tout le monde.

Tout à coup, M. le maréchal de Castries entra dans la salle en disant à haute voix:

– Sa Majesté veut-elle recevoir M. le bailli de Suffren, qui arrive de Toulon?

À ce nom, prononcé d'une voix haute, enjouée, triomphante, il se fit dans l'assemblée un tumulte inexprimable.

– Oui, monsieur, répondit le roi, et avec grand plaisir.

M. de Castries sortit.

Il y eut presque un mouvement en masse vers la porte par où M. de Castries venait de disparaître.

Pour expliquer cette sympathie de la France envers M. de Suffren, pour faire comprendre l'intérêt qu'un roi, qu'une reine, que des princes d'un sang royal mettaient à jouir les premiers d'un coup d'œil de Suffren, peu de mots suffiront. Suffren est un nom essentiellement français: comme Turenne, comme Catinat, comme Jean-Bart.

Depuis la guerre avec l'Angleterre, ou plutôt depuis la dernière période de combats qui avaient précédé la paix, M. le commandant de Suffren avait livré sept grandes batailles navales sans subir une défaite; il avait pris Trinquemalé et Gondelour, assuré les possessions françaises, nettoyé la mer, et appris au nabab Haïder-Ali que la France était la première puissance de l'Europe. Il avait apporté dans l'exercice de la profession de marin toute la diplomatie d'un négociateur fin et honnête, toute la bravoure et toute la tactique d'un soldat, toute l'habileté d'un sage administrateur. Hardi, infatigable, orgueilleux quand il s'agissait de l'honneur du pavillon français, il avait fatigué les Anglais sur terre et sur mer, à ce point que ces fiers marins n'osèrent jamais achever une victoire commencée, ou tenter une attaque sur Suffren quand le lion montrait les dents.

Puis après l'action, pendant laquelle il avait prodigué sa vie avec l'insouciance du dernier matelot, on l'avait vu humain, généreux, compatissant; c'était le type du vrai marin, un peu oublié depuis Jean-Bart et Duguay-Trouin, que la France retrouvait dans le bailli de Suffren.

Nous n'essaierons pas de peindre le bruit et l'enthousiasme que son arrivée à Versailles fit éclater parmi les gentilshommes convoqués à cette réunion.

Suffren était un homme de cinquante-six ans, gros, court, à l'œil de feu, au geste noble et facile. Agile malgré son obésité, majestueux malgré sa souplesse, il portait fièrement sa coiffure, ou plutôt sa crinière et, comme un homme habitué à se jouer de toutes les difficultés, il avait trouvé moyen de se faire habiller et coiffer dans son carrosse de poste.

Il portait l'habit bleu brodé d'or, la veste rouge, la culotte bleue. Il avait gardé le col militaire sur lequel son puissant menton venait s'arrondir comme le complément obligé de sa tête colossale.

Lorsqu'il était entré dans la salle des gardes, quelqu'un avait dit un mot à M. de Castries, lequel se promenait en long et en large avec impatience, et aussitôt celui-ci s'était écrié:

 

– M. de Suffren, messieurs!

Aussitôt les gardes, sautant sur leurs mousquetons, s'étaient alignés d'eux-mêmes comme s'il se fût agi du roi de France, et, le bailli une fois passé, ils s'étaient formés derrière lui en bon ordre, quatre par quatre, comme pour lui servir de cortège.

Lui, serrant les mains de M. de Castries, il avait cherché à l'embrasser.

Mais le ministre de la Marine le repoussait doucement.

– Non, non, monsieur, lui disait-il, non, je ne veux pas priver du bonheur de vous embrasser le premier quelqu'un qui en est plus digne que moi.

Et il conduisit de cette façon M. de Suffren jusqu'à Louis XVI.

– M. le bailli! s'écria le roi tout rayonnant.

Et dès qu'il l'aperçut:

– Soyez le bienvenu à Versailles. Vous y apportez la gloire, vous y apportez tout ce que les héros donnent à leurs contemporains sur la terre; je ne vous parle point de l'avenir, c'est votre propriété. Embrassez-moi, monsieur le bailli.

M. de Suffren avait fléchi le genou, le roi le releva et l'embrassa si cordialement qu'un long frémissement de joie et de triomphe courut par toute l'assemblée.

Sans le respect dû au roi, tous les assistants se fussent confondus en bravos et en cris d'approbation.

Le roi se tourna vers la reine.

– Madame, dit-il, voici M. de Suffren, le vainqueur de Trinquemalé et de Gondelour, la terreur de nos voisins les Anglais, mon Jean-Bart à moi!

– Monsieur, dit la reine, je n'ai pas d'éloges à vous faire. Sachez seulement que vous n'avez pas tiré un coup de canon pour la gloire de la France sans que mon cœur ait battu d'admiration et de reconnaissance pour vous.

La reine avait à peine achevé que le comte d'Artois, s'approchant avec son fils, M. le duc d'Angoulême:

– Mon fils, dit-il, vous voyez un héros. Regardez-le bien, la chose est rare.

– Monseigneur, répondit le jeune prince à son père, tout à l'heure encore je lisais les grands hommes de Plutarque, mais je ne les voyais pas. Je vous remercie de m'avoir montré M. de Suffren.

Au murmure qui se fit autour de lui, l'enfant put comprendre qu'il venait de dire un mot qui resterait.

Le roi alors prit le bras de M. de Suffren et se disposa tout d'abord à l'emmener dans son cabinet pour l'entretenir en géographe de ses voyages et de son expédition.

Mais M. de Suffren fit une respectueuse résistance.

– Sire, dit-il, veuillez permettre, puisque Votre Majesté a tant de bontés pour moi…

– Oh! s'écria le roi, vous demandez, monsieur de Suffren?

– Sire, un de mes officiers a commis contre la discipline une faute si grave, que j'ai pensé que Votre Majesté devait seule être juge de la cause.

– Oh! monsieur de Suffren, dit le roi, j'espérais que votre première demande serait une faveur et non pas une punition.

– Sire, Votre Majesté, j'ai eu l'honneur de le lui dire, sera juge de ce qu'elle doit faire.

– J'écoute.

– Au dernier combat, cet officier dont je parle à Votre Majesté montait le Sévère.

– Oh! ce bâtiment qui a amené son pavillon, dit le roi en fronçant le sourcil.

– Sire, le capitaine du Sévère avait en effet amené son pavillon, répondit M. de Suffren en s'inclinant, et déjà Sir Hugues, l'amiral anglais, envoyait un canot pour amariner la prise; mais le lieutenant du bâtiment, qui surveillait les batteries de l'entrepont, s'étant aperçu que le feu cessait, et ayant reçu l'ordre de faire taire les canons, monta sur le pont; il vit alors le pavillon amené et le capitaine prêt à se rendre. J'en demande pardon à Votre Majesté, sire, mais à cette vue, tout ce qu'il avait de sang français en lui se révolta. Il prit le pavillon qui se trouvait à portée de sa main, s'empara d'un marteau et, tout en ordonnant de recommencer le feu, il alla clouer le pavillon au-dessous de la flamme. C'est par cet événement, sire, que le Sévère fut conservé à Votre Majesté.

– Beau trait! fit le roi.

– Brave action! dit la reine.

– Oui, sire, oui, madame; mais grave rébellion contre la discipline. L'ordre était donné par le capitaine, le lieutenant devait obéir Je vous demande donc la grâce de cet officier, sire, et je vous la demande avec d'autant plus d'insistance qu'il est mon neveu.

– Votre neveu! s'écria le roi, et vous ne m'en avez point parlé!

– Au roi, non, mais j'ai eu l'honneur de faire mon rapport à M. le ministre de le Marine, en le priant de n'en rien dire à Sa Majesté avant que j'eusse obtenu la grâce du coupable.

– Accordée, accordée, s'écria le roi; et je promets d'avance ma protection à tout indiscipliné qui saura venger ainsi l'honneur du pavillon et du roi de France. Vous eussiez dû me présenter cet officier, monsieur le bailli.

– Il est ici, répliqua M. de Suffren, et puisque Votre Majesté le permet…

M. de Suffren se retourna.

– Approchez, monsieur de Charny, dit-il.

La reine tressaillit. Ce nom éveillait dans son esprit un souvenir trop récent pour être effacé.

Alors un jeune officier se détacha du groupe formé par M. de Suffren et apparut tout à coup aux yeux du roi.

La reine avait fait un mouvement de son côté pour aller au-devant du jeune homme, tout enthousiasmée qu'elle était du récit de sa belle action.

Mais au nom, mais à la vue du marin que M. de Suffren présentait au roi, elle s'arrêta, pâlit et poussa comme un petit murmure.

Mlle de Taverney, elle aussi, pâlit et regarda avec anxiété la reine.

Quant à M. de Charny, sans rien voir, sans rien regarder, sans que son visage exprimât d'autre émotion que le respect, il s'inclina devant le roi qui lui donna sa main à baiser; puis il rentra modeste et tremblant, sous les regards avides de l'assemblée, dans le cercle d'officiers qui le félicitaient bruyamment et l'étouffaient de caresses.

Il y eut un moment de silence et d'émotion, pendant lequel on eût pu voir le roi radieux, la reine souriante et indécise, M. de Charny les yeux baissés, et Philippe, à qui l'émotion de la reine n'avait point échappé, inquiet et interrogateur.

– Allons, allons, dit enfin le roi, venez, monsieur de Suffren, venez, que nous causions; je meurs du désir de vous entendre et de vous prouver combien j'ai pensé à vous.

– Sire, tant de bontés…

– Oh! vous verrez mes cartes, monsieur le bailli; vous verrez chaque phase de votre expédition prévue ou devinée d'avance par ma sollicitude. Venez, venez.

Puis, après avoir fait quelques pas, en entraînant M. de Suffren, il se retourna tout à coup vers la reine:

– À propos, madame, dit-il, je fais construire, comme vous savez, un vaisseau de cent canons; j'ai changé d'avis sur le nom qu'il doit porter. Au lieu de l'appeler comme nous avions dit, n'est-ce pas, madame…

Marie-Antoinette, un peu revenue à elle, saisit au vol la pensée du roi.

– Oui, oui, dit-elle, nous l'appellerons le Suffren, et j'en serai la marraine avec M. le bailli.

Des cris, jusque-là contenus, se firent jour avec violence:

– Vive le roi! Vive la reine!

– Et vive le Suffren! ajouta le roi avec une exquise délicatesse – car nul ne pouvait crier: «Vive M. de Suffren!» en présence du roi, tandis que les plus minutieux observateurs de l'étiquette pouvaient crier: «Vive le vaisseau de Sa Majesté!»

– Vive le Suffren! répéta donc l'assemblée avec enthousiasme.

Le roi fit un signe de remerciement de ce que l'on avait si bien compris sa pensée, et emmena le bailli chez lui.

Chapitre XII
M. de Charny

Aussitôt que le roi eut disparu, tout ce qu'il y avait dans la salle de princes et de princesses vint se grouper autour de la reine.

Un signe du bailli de Suffren avait ordonné à son neveu de l'attendre; et, après un salut indiquant l'obéissance, il était resté dans le groupe où nous l'avons vu.

La reine, qui avait échangé avec Andrée plusieurs coups d'œil significatifs, ne perdait presque plus de vue le jeune homme, et chaque fois qu'elle le regardait, elle se disait: «C'est lui, à n'en pas douter.»

Ce à quoi Mlle de Taverney répondait par une pantomime qui ne devait laisser aucun doute à la reine, attendu qu'elle signifiait: «Oh! mon Dieu! oui, madame; c'est lui, c'est bien lui!»

Philippe, nous l'avons déjà dit, voyait cette préoccupation de la reine; il la voyait et il en sentait sinon la cause, du moins le sens vague.

Jamais celui qui aime ne s'abuse sur l'impression de ceux qu'il aime.

Il devinait donc que la reine venait d'être frappée par quelque événement singulier, mystérieux, inconnu à tout le monde, excepté à elle et à Andrée.

En effet, la reine avait perdu contenance et cherché un refuge derrière son éventail, elle qui d'habitude faisait baisser les yeux à tout le monde.

Tandis que le jeune homme se demandait à quoi aboutirait cette préoccupation de Sa Majesté, tandis qu'il cherchait à sonder la physionomie de MM. de Coigny et de Vaudreuil afin de s'assurer s'ils n'étaient pour rien dans ce mystère, et qu'il les voyait fort indifféremment occupés à entretenir M. de Haga, qui était venu faire sa cour à Versailles, un personnage, revêtu du majestueux habit de cardinal, entra suivi d'officiers et de prélats dans le salon où l'on se trouvait.

La reine reconnut M. Louis de Rohan; elle le vit d'un bout de la salle à l'autre, et aussitôt détourna la tête sans même prendre la peine de dissimuler le froncement de ses sourcils.

Le prélat traversa toute l'assemblée sans saluer personne, et vint droit à la reine, devant laquelle il s'inclina bien plus en homme du monde qui salue une femme qu'en sujet qui salue une reine.

Puis il adressa un compliment fort galant à Sa Majesté, qui détourna la tête, murmura deux ou trois mots d'un cérémonial glacé, et reprit sa conversation avec Mme de Lamballe et Mme de Polignac.

Le prince Louis ne parut point s'être aperçu du mauvais accueil de la reine. Il accomplit ses révérences, se retourna sans précipitation, et avec toute la grâce d'un parfait homme de cour, s'adressa à Mesdames, tantes du roi, qu'il entretint longtemps, attendu qu'en vertu du jeu de bascule en usage à la cour, il obtenait là un accueil aussi bienveillant que celui de la reine avait été glacé.

Le cardinal Louis de Rohan était un homme dans la force de l'âge, d'une imposante figure, d'un noble maintien; ses traits respiraient l'intelligence et la douceur; il avait la bouche fine et circonspecte, la main admirable; son front, un peu dégarni, accusait l'homme de plaisir ou l'homme d'étude; et chez le prince de Rohan, il y avait effectivement de l'un et de l'autre.

C'était un homme recherché par les femmes qui aimaient la galanterie sans fadeur et sans bruit. On le citait pour sa magnificence. Il avait en effet trouvé moyen de se croire pauvre avec seize cent mille livres de revenu.

Le roi l'aimait parce qu'il était savant; la reine le haïssait au contraire.

Les raisons de cette haine n'ont jamais été bien connues à fond, mais elles peuvent soutenir deux sortes de commentaires.

D'abord, en sa qualité d'ambassadeur à Vienne, le prince Louis aurait écrit, disait-on, au roi Louis XV, sur Marie-Thérèse, des lettres pleines d'ironie que jamais Marie-Antoinette n'aurait pu pardonner à ce diplomate.

En outre, et ceci est plus humain et surtout plus vraisemblable, l'ambassadeur, à propos du mariage de la jeune archiduchesse avec le dauphin, aurait écrit, toujours au roi Louis XV, qui aurait lu tout haut la lettre à un souper chez Mme Du Barry, aurait écrit, disons-nous, certaines particularités hostiles à l'amour-propre de la jeune femme, fort maigre à cette époque.

Ces attaques auraient vivement blessé Marie-Antoinette, qui ne pouvait s'en reconnaître publiquement la victime, et se serait juré d'en punir tôt ou tard l'auteur.

Il y avait naturellement là-dessous toute une intrigue politique.

L'ambassade de Vienne avait été retirée à M. de Breteuil au bénéfice de M. de Rohan.

M. de Breteuil, trop faible pour lutter ouvertement contre le prince, avait alors employé ce qu'en diplomatie on appelle l'adresse. Il s'était procuré les copies, ou même les originaux des lettres du prélat, alors ambassadeur, et balançant les services réels rendus par le diplomate avec la petite hostilité qu'il exerçait contre la famille impériale autrichienne, il avait trouvé dans la dauphine un auxiliaire décidé à perdre un jour M. le prince de Rohan.

Cette haine couvait sourdement à la cour: elle y rendait difficile la position du cardinal.

Chaque fois qu'il voyait la reine, il subissait ce glacial accueil dont nous avons essayé de donner une idée.

 

Mais plus grand que le dédain, soit qu'il fût réellement fort, soit qu'un sentiment irrésistible l'entraînât à pardonner tout à son ennemie, Louis de Rohan ne négligeait aucune occasion de se rapprocher de Marie-Antoinette, et les moyens ne lui manquaient pas, le prince Louis de Rohan étant grand aumônier de la cour.

Jamais il ne s'était plaint, jamais il n'avait rien avancé à personne. Un petit cercle d'amis, parmi lesquels on distinguait le baron de Planta, officier allemand, son confident intime, servait à le consoler des rebuffades royales quand les dames de la cour, qui en fait de sévérité pour le cardinal ne se modelaient pas toutes sur la reine, n'avaient point opéré cet heureux résultat.

Le cardinal venait de passer comme une ombre sur le tableau riant qui se jouait dans l'imagination de la reine. Aussi, à peine se fut-il éloigné d'elle, que Marie-Antoinette se rassérénant:

– Savez-vous, dit-elle à Mme la princesse de Lamballe, que le trait de ce jeune officier, neveu de M. le bailli, est un des plus remarquables de cette guerre? Comment l'appelle-t-on, déjà?

– M. de Charny, je crois, répondit la princesse.

Puis, se retournant du côté d'Andrée pour l'interroger:

– N'est-ce point cela, mademoiselle de Taverney? demanda-t-elle.

– Charny, oui, Votre Altesse, répondit Andrée.

– Il faut, continua la reine, que M. de Charny nous raconte à nous-même cet épisode, sans nous faire grâce d'un seul détail. Qu'on le cherche. Est-il toujours ici?

Un officier se détacha et s'empressa de sortir pour exécuter l'ordre de la reine.

Au même instant, comme elle regardait autour d'elle, elle aperçut Philippe, et, impatiente comme toujours:

– Monsieur de Taverney, dit-elle, voyez donc.

Philippe rougit; peut-être pensait-il qu'il eût dû prévenir le désir de sa souveraine. Il se mit donc à la recherche de ce bienheureux officier qu'il n'avait pas quitté de l'œil depuis sa présentation.

La recherche lui fut donc bien facile.

M. de Charny arriva l'instant d'après entre les deux messagers de la reine.

Le cercle s'élargit devant lui; la reine put alors l'examiner avec plus d'attention qu'il ne lui avait été possible de le faire la veille.

C'était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, à la taille droite et mince, aux épaules larges, à la jambe parfaite. Sa figure, fine et douce à la fois, prenait un caractère d'énergie singulière à chaque fois qu'il dilatait son grand œil bleu au regard profond.

Il était, chose étonnante pour un homme arrivant de faire les guerres de l'Inde, il était aussi blanc de teint que Philippe était brun; son col nerveux, et d'un dessin admirable, se jouait dans une cravate d'une blancheur moins éclatante que celle de sa peau.

Lorsqu'il s'approcha du groupe au centre duquel se tenait la reine, il n'avait encore en aucune façon manifesté qu'il connût soit Mlle de Taverney, soit la reine elle-même.

Entouré d'officiers qui le questionnaient et auxquels il répondait civilement, il semblait avoir oublié qu'il y eût un roi auquel il avait parlé, une reine qui l'avait regardé.

Cette politesse, cette réserve étaient de nature à le faire remarquer beaucoup plus encore par la reine, si délicate sur tout ce qui tenait aux procédés.

Ce n'était pas seulement aux autres que M. de Charny avait raison de cacher sa surprise à la vue si inattendue de la dame du fiacre. Le comble de la prud'homie, c'était de lui laisser, s'il était possible, ignorer à elle-même qu'elle venait d'être reconnue.

Le regard de Charny, demeuré naturel, et chargé d'une timidité de bon goût, ne se leva donc point avant que la reine ne lui eût adressé la parole.

– Monsieur de Charny, lui dit-elle, ces dames éprouvent le désir, désir bien naturel puisque je l'éprouve comme elles, ces dames éprouvent le désir de connaître l'affaire du vaisseau dans tous ses détails; contez-nous cela, je vous prie.

– Madame, répliqua le jeune marin au milieu d'un profond silence, je supplie Votre Majesté, non point par modestie, mais par humanité, de me dispenser de ce récit; ce que j'ai fait comme lieutenant du Sévère, dix officiers, mes camarades, ont pensé à le faire en même temps que moi; j'ai exécuté le premier, voilà tout mon mérite. Quant à donner à ce qui a été fait l'importance d'une narration adressée à Sa Majesté, non, madame, c'est impossible, et votre grand cœur, votre cœur royal, surtout, le comprendra.

«L'ex-commandant du Sévère est un brave officier qui, ce jour-là, avait perdu la tête. Hélas! madame, vous avez dû l'entendre dire aux plus courageux, on n'est pas brave tous les jours. Il lui fallait dix minutes pour se remettre; notre détermination de ne pas nous rendre lui a donné ce répit, et le courage lui est revenu; dès ce moment, il a été le plus brave de nous tous; voilà pourquoi je conjure Votre Majesté de ne pas exagérer le mérite de mon action, ce serait une occasion d'écraser ce pauvre officier qui pleure tous les jours l'oubli d'une minute.

– Bien! bien! dit la reine touchée et rayonnante de joie, en entendant le favorable murmure que les généreuses paroles du jeune officier avaient soulevé autour d'elle; bien! monsieur de Charny, vous êtes un honnête homme, c'est ainsi que je vous connaissais.

À ces mots, l'officier releva la tête, une rougeur toute juvénile empourprait son visage; ses yeux allaient de la reine à Andrée avec une sorte d'effroi. Il redoutait la vue de cette nature si généreuse et si téméraire dans sa générosité.

En effet, M. de Charny n'était pas au bout.

– Car, continua l'intrépide reine, il est bon que vous sachiez tous que M. de Charny, ce jeune officier, ce débarqué d'hier, cet inconnu, était déjà fort connu de nous avant qu'il nous fût présenté ce soir, et mérite d'être connu et admiré de toutes les femmes.

On vit que la reine allait parler, qu'elle allait raconter une histoire dans laquelle chacun pouvait glaner, soit un petit scandale, soit un petit secret. On fit donc cercle, on écouta, on s'étouffa.

– Figurez-vous, mesdames, dit la reine, que M. de Charny est aussi indulgent envers les dames qu'il est impitoyable envers les Anglais. On m'a conté de lui une histoire qui, je vous le déclare d'avance, lui a fait le plus grand honneur dans mon esprit.

– Oh! madame, balbutia le jeune officier.

On devine que les paroles de la reine, la présence de celui auquel elles s'adressaient, ne firent que redoubler la curiosité.

Un frémissement courut dans tout l'auditoire.

Charny, le front couvert de sueur, eût donné un an de sa vie pour être encore dans l'Inde.

– Voici le fait, poursuivit la reine: Deux dames que je connais étaient attardées, embarrassées dans une foule. Elles couraient un danger réel, un grand danger. M. de Charny passait en ce moment, par hasard ou plutôt par bonheur; il écarta la foule et prit, sans les connaître et quoiqu'il fût difficile de reconnaître leur rang, il prit les deux dames sous sa protection, les accompagna fort loin… à dix lieues de Paris, je crois.

– Oh! Votre Majesté exagère, dit en riant Charny rassuré par le tour qu'avait pris la narration.

– Voyons, mettons cinq lieues et n'en parlons plus, interrompit le comte d'Artois, se mêlant soudain à la conversation.

– Soit, mon frère, continua la reine; mais ce qu'il y eut de plus beau, c'est que M. de Charny ne chercha même pas à savoir le nom des deux dames auxquelles il avait rendu ce service, c'est qu'il les déposa à l'endroit qu'elles lui indiquèrent, c'est qu'il s'éloigna sans retourner la tête, de sorte qu'elles échappèrent de ses mains protectrices sans avoir été inquiétées un seul instant.

On se récria, on admira; Charny fut complimenté par vingt femmes à la fois.

– C'est beau, n'est-ce pas? acheva la reine; un chevalier de la Table Ronde n'eût pas fait mieux.

– C'est superbe! s'écria le chœur.

– Monsieur de Charny, continua la reine, le roi est occupé sans doute de récompenser M. de Suffren, votre oncle; moi, de mon côté, je voudrais bien faire quelque chose pour le neveu de ce grand homme.

Elle lui tendit la main.

Et tandis que Charny, pâle de joie, y collait ses lèvres, Philippe, pâle de douleur, s'ensevelissait dans les amples rideaux du salon.

Andrée avait aussi pâli, et cependant elle ne pouvait deviner tout ce que souffrait son frère.

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