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полная версияLe Collier de la Reine, Tome I

Александр Дюма
Le Collier de la Reine, Tome I

Chapitre IX
La pièce d'eau des Suisses

Chacun connaît ce long carré glauque et moiré dans la belle saison, blanc et rugueux dans l'hiver, qui se nomme encore aujourd'hui la pièce d'eau des Suisses.

Une allée de tilleuls, qui tendent joyeusement au soleil leurs bras rougissants, borde chaque rive de l'étang; cette allée est peuplée de promeneurs de tous rangs et de tous âges qui vont jouir du spectacle des traîneaux et des patins.

Les toilettes des femmes offrent ce bruyant pêle-mêle du luxe un peu gênant de l'ancienne cour, et la désinvolture un peu capricieuse de la nouvelle mode.

Les hautes coiffures, les mantes ombrageant de jeunes fronts, les chapeaux d'étoffe en majorité, les manteaux de fourrure et les vastes falbalas des robes de soie font une bigarrure assez curieuse avec les habits rouges, les redingotes bleu de ciel, les livrées jaunes et les grandes lévites blanches.

Des valets bleus et rouges fendent toute cette foule, comme des coquelicots et des bleuets que le vent fait onduler sur les épis ou les trèfles.

Parfois un cri d'admiration part du milieu de l'assemblée. C'est que Saint-Georges, le hardi patineur, vient d'exécuter un cercle si parfait, qu'un géomètre en le mesurant n'y trouverait pas un défaut sensible.

Tandis que les rives de la pièce d'eau sont couvertes d'un tel nombre de spectateurs qu'ils se réchauffent par le contact et présentent de loin l'aspect d'un tapis bariolé, au-dessus duquel flotte une vapeur, celle des haleines que le froid saisit, la pièce d'eau elle-même, devenue un épais miroir de glace, présente l'aspect le plus varié et surtout le plus mouvant.

Là, c'est un traîneau que trois énormes molosses, attelés comme aux troïkas russes, font voler sur la glace.

Ces chiens vêtus de caparaçons de velours armoriés la tête coiffée de plumes flottantes, ressemblent à ces chimériques animaux des diableries de Callot ou des sorcelleries de Goya.

Leur maître, M. de Lauzun, nonchalamment assis dans le traîneau bourré de peaux de tigre, se penche sur le côté pour respirer librement, ce qu'il ne réussirait probablement pas à faire en suivant le fil du vent.

Çà et là, quelques traîneaux d'une modeste allure cherchent l'isolement. Une dame masquée, sans doute à cause du froid, monte un de ces traîneaux tandis qu'un beau patineur, vêtu d'une houppelande de velours à brandebourgs d'or, se penche sur le dossier pour donner une impulsion plus rapide au traîneau qu'il pousse et dirige en même temps.

Les paroles entre la dame masquée et le patineur à la houppelande de velours s'échangent à la portée du souffle, et nul ne saurait blâmer un rendez-vous secret donné sous la voûte des cieux, à la vue de Versailles tout entier.

Ce qu'ils disent, qu'importe aux autres puisqu'on les voit; qu'importe à eux qu'on les voie puisqu'on ne les entend pas: il est évident qu'au milieu de tout ce monde ils vivent d'une vie isolée, ils passent dans la foule comme deux oiseaux voyageurs: où vont-ils? à ce monde inconnu que toute âme cherche, et qu'on appelle le bonheur.

Tout à coup, au milieu de ces sylphes qui glissent bien plus qu'ils ne marchent, il se fait un grand mouvement il s'élève un grand tumulte.

C'est que la reine vient d'apparaître au bord de la pièce d'eau des Suisses, qu'on l'a reconnue, et qu'on s'apprête à lui céder la place, quand elle fait de la main signe à chacun de demeurer.

Le cri de «Vive la reine!» retentit; puis, forts de la permission, patineurs qui volent et traîneaux qu'on pousse forment, comme par un mouvement électrique, un grand cercle autour de l'endroit où l'auguste visiteuse s'est arrêtée.

L'attention générale est fixée sur elle.

Les hommes alors se rapprochent par de savantes manœuvres, les femmes s'ajustent avec une respectueuse décence, enfin chacun trouve moyen de se mêler presque aux groupes de gentilshommes et de grands officiers qui viennent offrir leurs compliments à la reine.

Parmi les principaux personnages que le public a remarqués, il en est un fort remarquable qui, au lieu de suivre l'impulsion générale et de venir au-devant de la reine, il en est un qui, au contraire, reconnaissant sa toilette et son entourage, quitte son traîneau et se jette dans une contre-allée où il disparaît avec les personnes de sa suite.

Le comte d'Artois, que l'on remarquait au nombre des plus élégants et plus légers patineurs, ne fut pas des derniers à franchir l'espace qui le séparait de sa belle-sœur, et à venir lui baiser la main.

Puis, en lui baisant la main:

– Voyez-vous, lui dit-il à l'oreille, comme notre frère M. de Provence vous évite?

Et en disant ces mots, il désignait du doigt l'altesse royale qui, à grands pas, marchait dans le taillis plein de givre, pour aller par un détour à la recherche de son carrosse.

– Il ne veut pas que je lui fasse des reproches, dit la reine.

– Oh! quant aux reproches qu'il attend, cela me regarde, et ce n'est point pour cela qu'il vous craint.

– C'est pour sa conscience alors, dit gaiement la reine.

– Pour autre chose encore, ma sœur.

– Pourquoi donc?

– Je vais vous le dire. Il vient d'apprendre que M. de Suffren, le glorieux vainqueur, doit arriver ce soir, et comme la nouvelle est importante, il veut vous la laisser ignorer.

La reine vit autour d'elle quelques curieux, dont le respect n'éloignait pas tellement les oreilles qu'ils ne pussent entendre les paroles de son beau frère.

– Monsieur de Taverney, dit-elle, soyez assez bon pour vous occuper de mon traîneau, je vous prie, et si votre père est là, embrassez-le, je vous donne congé pour un quart d'heure.

Le jeune homme s'inclina et traversa la foule pour aller exécuter l'ordre de la reine.

La foule aussi avait compris: elle a parfois des instincts merveilleux; elle élargit le cercle, et la reine et le comte d'Artois se trouvèrent plus à l'aise.

– Mon frère, dit alors la reine, expliquez-moi, je vous prie, ce que mon frère gagne à ne point me faire part de l'arrivée de M. de Suffren.

– Oh! ma sœur, est-il bien possible que vous, femme, reine et ennemie, vous ne saisissiez pas tout à coup l'intention de ce rusé politique? M. de Suffren arrive, nul ne le sait à la cour. M. de Suffren est le héros des mers de l'Inde, et, par conséquent, a droit à une réception magnifique à Versailles. Donc, M. de Suffren arrive; le roi ignore son arrivée, le roi le néglige sans le savoir, et, par conséquent, sans le vouloir; vous de même, ma sœur. Tout au contraire, pendant ce temps, M. de Provence, qui sait l'arrivée de M. de Suffren, lui, M. de Provence accueille le marin, lui sourit, le caresse, lui fait un quatrain, et, en se frottant au héros de l'Inde, il devient le héros de la France.

– C'est clair, dit la reine.

– Pardieu! dit le comte.

– Vous n'oubliez qu'un seul point, mon cher gazetier.

– Lequel?

– Comment savez-vous tout ce beau projet de notre cher frère et beau frère?

– Comment je le sais? Comme je sais tout ce qu'il fait. C'est bien simple: m'étant aperçu que M. de Provence prend à tâche de savoir tout ce que je fais, j'ai payé des gens qui me content tout ce qu'il fait, lui. Oh! cela pourra m'être utile, et à vous aussi, ma sœur.

– Merci de votre alliance, mon frère, mais le roi?

– Eh bien! le roi est prévenu.

– Par vous?

– Oh! non pas, par son ministre de la Marine que je lui ai envoyé. Tout cela ne me regarde pas, vous comprenez, moi, je suis trop frivole, trop dissipateur, trop fou, pour m'occuper de choses de cette importance.

– Et le ministre de la Marine ignorait aussi, lui, l'arrivée de M. de Suffren en France?

– Eh! mon Dieu! ma chère sœur, vous avez connu assez de ministres, n'est-ce pas, depuis quatorze ans que vous êtes ou dauphine ou reine de France, pour savoir que ces messieurs ignorent toujours la chose importante. Eh bien! j'ai prévenu le nôtre et il est enthousiasmé.

– Je le crois bien.

– Vous comprenez, chère sœur, voilà un homme qui me sera reconnaissant toute sa vie, et justement, j'ai besoin de sa reconnaissance.

– Pour quoi faire?

– Pour négocier un emprunt.

– Oh! s'écria la reine en riant, voilà que vous me gâtez votre belle action.

– Ma sœur, dit le comte d'Artois d'un air grave, vous devez avoir besoin d'argent; foi de fils de France! je mets à votre disposition la moitié de la somme que je toucherai.

– Oh! mon frère! s'écria Marie-Antoinette, gardez, gardez; Dieu merci! je n'ai besoin de rien en ce moment.

– Diable! n'attendez pas trop longtemps pour réclamer ma promesse, chère sœur.

– Pourquoi cela?

– Parce que je pourrais bien, si vous attendiez trop longtemps, n'être plus en mesure de la tenir.

– Eh bien! en ce cas, je m'arrangerai aussi, moi, de façon à découvrir quelque secret d'État.

– Ma sœur, vous prenez froid, dit le prince, vos joues bleuissent, je vous en préviens.

– Voici M. de Taverney qui revient avec mon traîneau.

– Alors, vous n'avez plus besoin de moi, ma sœur?

– Non.

– En ce cas, chassez-moi, je vous prie.

– Pourquoi? vous figurez-vous, par hasard, que vous me gênez en quelque chose que ce soit?

– Non pas, c'est moi, au contraire, qui ai besoin de ma liberté.

– Adieu alors.

– Au revoir, chère sœur.

– Quand?

– Ce soir.

– Qu'y a-t-il donc ce soir?

– Il n'y a pas, mais il y aura.

– Eh bien! qu'y aura-t-il?

– Il y aura grand monde au jeu du roi.

– Pourquoi cela?

– Parce que le ministre amènera ce soir M. de Suffren.

– Très bien, à ce soir alors.

À ces mots, le jeune prince salua sa sœur avec cette charmante courtoisie qui lui était naturelle, et disparut dans la foule.

Taverney père avait suivi des yeux son fils, tandis qu'il s'éloignait de la reine pour s'occuper du traîneau.

 

Mais bientôt son regard vigilant était revenu à la reine. Cette conversation animée de Marie-Antoinette avec son beau-frère n'était pas sans lui donner quelques inquiétudes, car cette conversation coupait en deux toute la familiarité témoignée naguère encore à son fils par la reine.

Aussi se contenta-t-il de faire un geste amical à Philippe quand celui-ci acheva de terminer les préparatifs indispensables au départ du traîneau, et le jeune homme ayant voulu, comme le lui prescrivait la reine, aller embrasser son père qu'il n'avait pas embrassé depuis dix ans, celui-ci l'éloigna de la main en disant:

– Plus tard, plus tard; reviens après ton service et nous causerons.

Philippe s'éloigna donc, et le baron vit avec joie que M. le comte d'Artois avait pris congé de la reine.

Celle-ci entra dans le traîneau et y fit entrer Andrée avec elle, et comme deux grands heiduques se présentaient pour pousser le traîneau:

– Non pas, non pas, dit la reine, je ne veux point aller de cette façon. Est-ce que vous ne patinez pas, monsieur de Taverney?

– Pardonnez-moi, madame, répondit Philippe.

– Donnez des patins à M. le chevalier, ordonna la reine; puis, se retournant de son côté:

– Je ne sais quoi me dit que vous patinez aussi bien que Saint-Georges, ajouta-t-elle.

– Mais déjà autrefois, dit Andrée, Philippe patinait fort élégamment.

– Et maintenant vous ne connaissez plus de rival, n'est-ce pas, monsieur de Taverney?

– Madame, dit Philippe, puisque Votre Majesté a cette confiance en moi, je vais faire de mon mieux.

En disant ces mots, Philippe s'était déjà armé de patins tranchants et affilés comme des lames.

Il se plaça alors derrière le traîneau, lui donna l'impulsion d'une main, et la course commença.

On vit alors un curieux spectacle.

Saint-Georges, le roi des gymnastes, Saint-Georges, l'élégant mulâtre, l'homme à la mode, l'homme supérieur dans tous les exercices du corps, Saint-Georges devina un rival dans ce jeune homme qui osait se lancer près de lui dans la carrière.

Aussi se mit-il aussitôt à voltiger autour du traîneau de la reine avec des révérences si respectueuses, si pleines de charme, que jamais courtisan solide sur le parquet de Versailles n'en avait exécuté de plus séduisantes; il décrivait autour du traîneau les cercles les plus rapides et les plus justes, l'enlaçant par une suite d'anneaux merveilleusement soudés l'un à l'autre, de sorte que sa courbe nouvelle prévenait toujours l'arrivée du traîneau, lequel le laissait derrière; après quoi, d'un coup de patin vigoureux, il regagnait par l'ellipse tout ce qu'il avait perdu d'avance.

Nul, pas même avec le regard, ne pouvait suivre cette manœuvre sans être étourdi, ébloui, émerveillé.

Alors Philippe, piqué au jeu, prit un parti plein de témérité: il lança le traîneau avec une si effrayante rapidité que deux fois Saint-Georges, au lieu de se trouver devant lui, acheva son cercle derrière lui, et comme la vitesse du traîneau faisait pousser à beaucoup de gens des cris d'effroi qui eussent pu effrayer la reine:

– Si Sa Majesté le désire, dit Philippe, je m'arrêterai, ou du moins je ralentirai la course.

– Oh! non, non, s'écria la reine avec cette ardeur fougueuse qu'elle mettait dans le travail comme dans le plaisir, non, je n'ai pas peur; plus vite si vous pouvez, chevalier, plus vite.

– Oh! tant mieux, merci de la permission, madame, je vous tiens bien, rapportez-vous-en à moi.

Et comme sa robuste main s'affermit de nouveau au triangle du dossier, le mouvement fut si vigoureux que tout le traîneau trembla.

On eût dit qu'il venait de le soulever à bras tendu.

Alors, appliquant au traîneau sa seconde main, effort qu'il avait dédaigné jusque-là, il entraîna la machine comme un jouet dans ses mains d'acier.

À partir de ce moment, il croisa chacun des cercles de Saint-Georges par des cercles plus grands encore, de sorte que le traîneau se mouvait comme l'homme le plus souple, tournant et se retournant sur toute sa longueur, comme s'il se fût agi de ces simples semelles sur lesquelles Saint-Georges labourait la glace; malgré la masse, malgré le poids, malgré l'étendue, le traîneau de la reine s'était fait patin, il vivait, il volait, il tourbillonnait comme un danseur.

Saint-Georges, plus gracieux, plus fin, plus correct dans ses méandres, commença bientôt à s'inquiéter. Il patinait déjà depuis une heure; Philippe, en le voyant tout en sueur, en remarquant les efforts de ses jarrets frémissants, résolut de l'abattre par la fatigue.

Il changea de marche et abandonnant les cercles qui lui donnaient la peine de soulever chaque fois le traîneau, il lança droit devant lui l'équipage.

Le traîneau partit plus rapide qu'une flèche.

Saint-Georges, d'un seul coup de jarret, l'eut bientôt rejoint, mais Philippe avait saisi le moment où la seconde impulsion multiplie l'élan de la première, il poussa donc le traîneau sur une couche de glace encore intacte, et ce fut avec tant de raideur qu'il demeura, lui, en arrière.

Saint-Georges s'élança pour rattraper le traîneau, mais alors Philippe, rassemblant sa force, glissa si finement sur l'extrême courbure du patin qu'il passa devant Saint-Georges et vint poser ses deux mains sur le traîneau; puis, par un mouvement herculéen, il fit faire au traîneau volte-face et le lança de nouveau dans le sens contraire, tandis que Saint-Georges, emporté par son suprême effort, ne pouvant retenir sa course, et perdant un espace irrécupérable, demeura complètement distancé.

L'air retentit de telles acclamations que Philippe en rougit de honte.

Mais il fut bien surpris quand la reine, après avoir battu elle-même des mains, se retourna de son côté et, avec l'accent d'une voluptueuse oppression, lui dit:

– Oh! monsieur de Taverney, à présent que la victoire vous est restée, grâce! grâce! vous me tueriez.

Chapitre X
Le tentateur

Philippe, à cet ordre, ou plutôt à cette prière de la reine, serra ses muscles d'acier, se cramponna sur ses jarrets, et le traîneau s'arrêta court, comme le cheval arabe qui frémit sur ses jarrets dans le sable de la plaine.

– Oh! maintenant reposez-vous, dit la reine en sortant du traîneau toute vacillante. En vérité, je n'eusse jamais cru qu'il y eût un tel enivrement dans la vitesse, vous avez failli me rendre folle.

Et toute vacillante en effet, elle s'appuya sur le bras de Philippe.

Un frémissement de stupeur, qui courut par toute cette foule dorée et chamarrée, l'avertit qu'une fois encore elle venait de commettre une de ses fautes contre l'étiquette; fautes énormes aux yeux de la jalousie et de la servilité.

Quant à Philippe, tout étourdi de cet excès d'honneur, il était plus tremblant et plus honteux que si sa souveraine l'eût outragé publiquement.

Il baissait les yeux, son cœur battait à rompre sa poitrine.

Une singulière émotion, celle de sa course sans doute, agitait la reine, car elle retira immédiatement son bras et prit celui de Mlle de Taverney en demandant un siège.

On lui apporta un pliant.

– Pardon, monsieur de Taverney, dit-elle à Philippe.

Puis brusquement:

– Mon Dieu! que c'est un grand malheur, ajouta-t-elle, que d'être environnée sans cesse de curieux et de sots, fit-elle tout bas.

Les gentilshommes ordinaires et les dames d'honneur l'avaient jointe et dévoraient des yeux Philippe qui, pour cacher sa rougeur, délaçait ses patins.

Les patins délacés, Philippe recula pour laisser la place aux courtisans.

La reine demeura quelques moments pensive, puis relevant la tête:

– Oh! je sens que je me refroidirais à rester ainsi immobile, dit-elle, encore un tour.

Et elle remonta dans son traîneau.

Philippe attendit, mais inutilement, un ordre.

Alors vingt gentilshommes se présentèrent.

– Non, mes heiduques, dit-elle; merci, messieurs.

Puis, lorsque les valets furent à leur poste:

– Doucement, dit-elle, doucement.

Et, fermant les yeux, elle se laissa aller à une rêverie intérieure.

Le traîneau s'éloigna doucement, comme l'avait ordonné la reine, suivi d'une foule d'avides, de curieux et de jaloux.

Philippe demeura seul, essuyant sur son front les gouttes de sueur.

Il cherchait des yeux Saint-Georges, pour le consoler de sa défaite par quelque loyal compliment.

Mais celui-ci avait reçu un message du duc d'Orléans, son protecteur, et avait quitté le champ de bataille.

Philippe, un peu triste, un peu las, presque effrayé lui-même de ce qui venait de se passer, était resté immobile à sa place, suivant des yeux le traîneau de la reine qui s'éloignait, lorsqu'il sentit quelque chose qui lui effleurait les flancs.

Il se retourna et reconnut son père.

Le petit vieillard, tout ratatiné comme un homme d'Hoffmann, tout enveloppé de fourrures comme un Samoyède, avait heurté son fils avec le coude pour ne pas sortir ses mains du manchon qu'il portait à son col.

Son œil, dilaté par le froid ou par la joie, parut flamboyant à Philippe.

– Vous ne m'embrassez pas, mon fils? dit-il.

Et il prononça ces paroles du ton que le père de l'athlète grec dut prendre pour remercier son fils de la victoire remportée dans le cirque.

– Mon cher père, de tout mon cœur, répliqua Philippe.

Mais on pouvait comprendre qu'il n'y avait aucune harmonie entre l'accent des paroles et leur signification.

– Là, là, et maintenant que vous m'avez embrassé, allez, allez vite.

Et il le poussa en avant.

– Mais où donc voulez-vous que j'aille, monsieur? demanda Philippe.

– Mais là-bas, morbleu!

– Là-bas?

– Oui, près de la reine.

– Oh! non, mon père, non, merci.

– Comment, non! comment, merci! Êtes-vous fou? Vous ne voulez pas aller rejoindre la reine?

– Mais non, c'est impossible; vous n'y pensez pas, mon cher père.

– Comment, impossible! impossible d'aller rejoindre la reine qui vous attend?

– Qui m'attend, moi?

– Mais oui; oui, la reine qui vous désire.

– Qui me désire!

Et Taverney regarda fixement le baron.

– En vérité, mon père, dit-il froidement, je crois que vous vous oubliez.

– Il est étonnant! parole d'honneur, dit le vieillard en se redressant et en frappant du pied. Ah! çà, Philippe, faites-moi le plaisir de me dire un peu d'où vous venez.

– Monsieur, dit tristement le chevalier, j'ai peur en vérité de prendre une certitude.

– Laquelle?

– C'est que vous vous moquez de moi, ou bien…

– Ou bien…

– Pardonnez-moi, mon père; ou bien… vous devenez fou.

Le vieillard saisit son fils par le bras avec un mouvement nerveux si énergique, que le jeune homme fronça le sourcil de douleur.

– Écoutez, monsieur Philippe, dit le vieillard. L'Amérique est un pays fort éloigné de la France, je le sais bien.

– Oui, mon père, très éloigné, répéta Philippe; mais je ne comprends point ce que vous voulez dire; expliquez-vous donc, je vous prie.

– Un pays où il n'y a ni roi ni reine.

– Ni sujets.

– Très bien! ni sujets, monsieur le philosophe. Je ne nie pas cela, ce point ne m'intéresse aucunement et m'est fort égal; mais ce qui ne m'est point égal, ce qui me peine, ce qui m'humilie, c'est que j'ai peur, moi aussi, d'avoir une certitude.

– Laquelle, mon père? En tout cas, je pense que nos certitudes diffèrent tout à fait l'une de l'autre.

– La mienne est que vous êtes un niais, mon fils, et cela n'est point permis à un grand gaillard taillé comme vous l'êtes; voyez, mais voyez donc là bas!

– Je vois, monsieur.

– Eh bien! la reine se retourne, et c'est pour la troisième fois; oui, monsieur, la reine s'est retournée trois fois, et tenez, la voilà qui se retourne encore; elle cherche qui, monsieur le niais, monsieur le puritain, monsieur de l'Amérique, oh!

Et le petit vieillard mordit, non plus avec ses dents, mais avec ses gencives, le gant de daim gris qui eût enfermé deux mains comme la sienne.

– Eh bien! monsieur, fit le jeune homme, quand il serait vrai, ce qui ne l'est probablement point, que c'est moi que la reine cherche?

– Oh! répéta encore le vieillard en trépignant, il a dit: «Quand ce serait vrai»; mais cet homme-là n'est pas de mon sang, cet homme-là n'est pas un Taverney!

– Je ne suis pas de votre sang, murmura Philippe.

Puis, tout bas et les yeux au ciel:

– Faut-il en remercier Dieu? dit-il.

– Monsieur, dit le vieillard, je vous dis que la reine vous demande; monsieur, je vous dis que la reine vous cherche.

– Vous avez bonne vue, mon père, dit sèchement Philippe.

 

– Voyons, reprit plus doucement le vieillard en essayant de modérer son impatience, voyons, laisse-moi t'expliquer. Il est vrai, tu as tes raisons, mais enfin, moi, j'ai l'expérience; voyons, mon bon Philippe, es-tu ou n'es-tu pas un homme?

Philippe haussa légèrement les épaules et ne répondit rien.

Le vieillard, en ce moment, et voyant qu'il attendait vainement une réponse, se hasarda, plutôt par mépris que par besoin, à fixer les yeux sur son fils, et alors il s'aperçut de toute la dignité, de toute l'impénétrable réserve, de toute la volonté inexpugnable dont ce visage était armé pour le bien, hélas!

Il comprima sa douleur, passa son manchon caressant sur le bout rouge de son nez, et d'une voix douce comme celle d'Orphée parlant aux rochers thessaliens:

– Philippe, mon ami, dit-il, voyons, écoute-moi.

– Eh! répondit le jeune homme, il me semble que je ne fais pas autre chose depuis un quart d'heure, mon père.

«Oh! pensa le vieillard, je vais te faire tomber du haut de ta majesté, monsieur l'Américain; tu as bien ton côté faible, colosse, laisse-moi te saisir ce côté avec mes vieilles griffes, et tu vas voir.»

Puis, tout haut:

– Tu ne t'es pas aperçu d'une chose? dit-il.

– De laquelle?

– D'une chose qui fait honneur à ta naïveté.

– Voyons, dites, monsieur.

– C'est tout simple, tu arrives d'Amérique, tu es parti dans un moment où il n'y avait plus qu'un roi et plus de reine, si ce n'est la Du Barry, majesté peu respectable; tu reviens, tu vois une reine et tu te dis: «Respectons-la.»

– Sans doute.

– Pauvre enfant! fit le vieillard.

Et il se mit à étouffer à la fois, dans son manchon, une toux et un éclat de rire.

– Comment, dit Philippe, vous me plaignez, monsieur, de ce que je respecte la royauté, vous un Taverney-Maison-Rouge; vous, un des bons gentilshommes de France.

– Attends donc, je ne te parle pas de la royauté, moi, je te parle de la reine.

– Et vous faites une différence?

– Pardieu! qu'est-ce que la royauté, mon cher? une couronne; on n'y touche pas, à cela, peste! Qu'est-ce que la reine? une femme; oh! une femme, c'est différent, on y touche.

– On y touche! s'écria Philippe rougissant à la fois de colère et de mépris, accompagnant ces paroles d'un geste si superbe, que nulle femme n'eût pu le voir sans l'aimer, nulle reine sans l'adorer.

– Tu n'en crois rien, non; eh bien! demande, reprit le petit vieillard avec un accent bas et presque farouche, tant il mit de cynisme dans son sourire, demande à M. de Coigny, demande à M. de Lauzun, demande à M. de Vaudreuil.

– Silence! silence, mon père, s'écria Philippe d'une voix sourde, ou pour ces trois blasphèmes, ne pouvant vous frapper trois fois de mon épée, c'est moi, je vous le jure, qui me frapperai moi-même, et sans pitié, et sur l'heure.

Taverney fit un pas à reculons, tourna sur lui-même comme eût fait Richelieu à trente ans, et secouant son manchon:

– Oh! en vérité, l'animal est stupide, dit-il; le cheval est un âne, l'aigle une oie, le coq un chapon. Bonsoir, tu m'as réjoui; je me croyais l'ancêtre, le Cassandre, et voilà que je suis Valère, que je suis Adonis, que je suis Apollon; bonsoir.

Et il pirouetta encore une fois sur ses talons.

Philippe était devenu sombre; il arrêta le vieillard au demi-tour.

– Vous n'avez point parlé sérieusement, n'est-ce pas, mon père? dit-il, car il est impossible qu'un gentilhomme d'aussi bonne race que vous ait contribué à accréditer de telles calomnies, semées par les ennemis, non seulement de la femme, non seulement de la reine, mais encore de la royauté.

– Il en doute encore, la double brute! s'écria Taverney.

– Vous m'avez parlé comme vous parleriez devant Dieu?

– En vérité.

– Devant Dieu de qui vous vous rapprochez chaque jour?

Le jeune homme avait repris la conversation si dédaigneusement interrompue par lui; c'était un succès pour le baron, il se rapprocha.

– Mais, dit-il, il me semble que je suis quelque peu gentilhomme, monsieur mon fils, et que je ne mens pas… toujours.

Ce toujours était quelque peu risible, et cependant Philippe ne rit pas.

– Ainsi, dit-il, monsieur, c'est votre opinion que la reine a eu des amants?

– Belle nouvelle!

– Ceux que vous avez cités?

– Et d'autres… que sais-je? Interroge la ville et la cour. Il faut revenir d'Amérique pour ignorer ce qu'on dit.

– Et qui dit cela, monsieur, de vils pamphlétaires?

– Oh! oh! est-ce que vous me prenez pour un gazetier, par hasard?

– Non, et c'est là le malheur, c'est que des hommes comme vous répètent de pareilles infamies, qui se dissoudraient comme les vapeurs malfaisantes qui obscurcissent parfois le plus beau soleil. C'est vous, et les gens de race, qui donnez en les répétant à ces propos une terrible consistance. Oh! monsieur, par religion, ne répétez plus de pareilles choses!

– Je les répète cependant.

– Et pourquoi les répétez-vous? s'écria le jeune homme en frappant du pied.

– Eh! dit le vieillard en se cramponnant au bras de son fils et en le regardant avec son sourire de démon, pour te prouver que je n'avais pas tort de te dire: «Philippe, la reine se retourne; Philippe, la reine cherche; Philippe, la reine désire; Philippe, cours, cours, la reine attend!»

– Oh! s'écria le jeune homme en cachant sa tête dans ses mains, au nom du Ciel! taisez-vous, mon père, vous me rendriez fou.

– En vérité, Philippe, je ne te comprends pas, répondit le vieillard; est-ce un crime d'aimer? Cela prouve qu'on a du cœur, et dans les yeux de cette femme, dans sa voix, dans sa démarche, ne sent-on pas son cœur? Elle aime, elle aime, te dis-je; mais tu es un philosophe, un puritain, un quaker, un homme d'Amérique, tu n'aimes pas, toi; laisse-la donc regarder, laisse-la se retourner, laisse-la attendre, insulte-la, méprise-la, repousse-la, Philippe, c'est-à-dire Joseph de Taverney.

Et, sur ces mots accentués avec une ironie sauvage, le petit vieillard, voyant l'effet qu'il avait produit, se sauva comme le tentateur après avoir donné le premier conseil du crime.

Philippe demeura seul, le cœur gonflé, le cerveau bouillonnant; il ne songea même pas que depuis une demi-heure il était resté cloué à la même place; que la reine avait fini son tour de promenade, qu'elle revenait, qu'elle le regardait, et que, du milieu de son cortège, elle cria en passant:

– Vous devez être bien reposé, monsieur de Taverney, venez donc, il n'est tel que vous pour promener royalement une reine. Rangez-vous, messieurs.

Philippe courut à elle, aveugle, étourdi, ivre.

En posant sa main sur le dossier du traîneau, il se sentit brûler; la reine était nonchalamment renversée en arrière, ses doigts avaient effleuré les cheveux de Marie-Antoinette.

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