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Pièces choisies

Valentin Krasnogorov
Pièces choisies

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ELLE. Alors, c’est nous deux qui avons perdu.

LUI. Peut-être. Et maintenant, partez.

ELLE. Je ne veux pas dire mais c’est ma table.

LUI. C’est juste. Pardon.

L’homme se lève sans hésitation, retourne à sa table, fourre son manuscrit dans son porte-documents, prêt à partir. La femme se lève et se dirige vers sa table.

ELLE. Pardon, la place est libre?

LUI. (Irrité.). Oui. Toute la table est libre, parce que j’ai fini de dîner et que je vais partir.

ELLE. Donc, en attendant, je peux m’asseoir?

LUI. Comme il vous plaira.

La femme s’assoit.

LUI. Eh bien, que voulez-vous encore?

ELLE. Dire quelques mots en guise d’adieu. Asseyez-vous. Je ne serai pas longue.

LUI. (Il s’assoit.). Alors?

ELLE. Savez-vous pourquoi, il y a une heure de ça, je me suis approchée de vous?

LUI. Je le devine.

ELLE. Non, vous ne pouvez pas le deviner.

LUI. Eh bien, alors, dites.

ELLE. Ça faisait un moment que j’étais assise à proximité et que je vous observais. Et vous n’avez même pas une fois jeté un regard vers moi. Mais je ne dis pas ça parce que je serais vexée, pour quelle raison auriez-vous dû me regarder? Et donc, je restais là, assise, et soudain j’ai pensé que vous alliez partir et que je ne vous reverrais plus jamais. Et je vous ai imaginé montant seul alors vers votre chambre nue et sans confort et j’ai compris que si vous partiez, alors je ne pourrais plus rien pour vous. Alors, tout à coup, je me suis levée et je vous ai abordé sans rien espérer et sans aucun plan. Je vous ai simplement abordé.

LUI. (Étonné par cet aveu inattendu, il garde longtemps le silence, ne sachant pas comment réagir.). Vos paroles me laissent sans réponse.

ELLE. Mais elles n’exigent aucune réponse. Oubliez-les, voilà tout.

LUI. Avouez que vous venez seulement d’inventer tout cela.

ELLE. Peut-être. Mais je n’avouerai pas.

LUI. Je suis certain que vous l’avez inventé, mais quand même c’est agréable.

ELLE. Eh bien, sur cette note agréable, nous achevons une rencontre qui n’a pas eu lieu. (Elle se lève.)

LUI. Vous êtes une femme étrange.

ELLE. Merci pour le compliment. Je vais tâcher de le mériter.

LUI. Intelligente, instruite, pas désinvolte, bien élevée… Et avec ça… Non, c’est vrai, très étrange.

ELLE. Est-ce mal d’être étrange?

LUI. Eh bien, pas à un tel degré.

ELLE. Il vaut mieux être comme tout le monde?

LUI. Sans doute.

ELLE. Mais être normale, quel ennui! Mais si vous aimez l’ennui, allez vous ennuyer plus loin.

La femme retourne à sa table. L’homme, après une certaine hésitation, se dirige à nouveau vers elle.

LUI. (Manquant de résolution.). Savez-vous ce que j’ai pensé? Peut-être, en effet, pourrions-nous monter dans ma chambre?

ELLE. À quoi bon? N’êtes-vous pas un modèle de moralité?

LUI. Nous y boirons un café.

ELLE. (Montrant sa tasse.). Ici aussi, on sert du café.

LUI. Si ce n’est du café, alors autre chose.

ELLE. (Avec un léger sourire.). Du champagne?

LUI. Et pourquoi pas?

ELLE. Mais c’est vous-même qui m’aviez dit de ne pas y compter.

LUI. Allez-vous cesser? De toute façon, le restaurant ferme. Bon gré mal gré, il faut partir.

ELLE. Allez-y.

LUI. Et vous?

ELLE. Moi, je reste.

LUI. Pourquoi?

ELLE. Vous n’avez pas besoin de moi, même gratuitement. C’est bien ce que vous avez dit?

LUI. Pourquoi gratuitement? Je suis prêt à payer.

ELLE. Et, malgré vos principes, vous feriez l’amour avec une femme vénale?

LUI. En définitive, nous ne sommes pas du tout obligés de faire l’amour.

ELLE. Et pour quoi, alors, me faites-vous monter dans votre chambre?

LUI. Eh bien, simplement pour parler. Vous avez une conversation intéressante… Vous connaissez beaucoup de poésies…

ELLE. Ne me faites pas rire. Soyez honnête avec vous-même.

LUI. Bon, d’accord, nous savons tous les deux de quoi il retourne. Et après?

ELLE. Je n’irai nulle part avec vous.

LUI. Mais vous-même tout à l’heure proposiez…

ELLE. Je ne m’en souviens pas. Mais même si je l’ai proposé, il fallait alors être d’accord. Mais maintenant, j’ai changé d’avis.

LUI. Vous vous jouez de moi, comme le chat de la souris.

ELLE. Peut-être. Je crains seulement que le chat lui-même ne devienne souris.

LUI. Je n’arrive pas à vous comprendre. Il y a à peine quelques instants, vous teniez de tels propos… Comme quoi je vous plaisais…

ELLE. Oui. Et je ne les renie pas. Mais venant de vous je n’ai pas entendu ces propos.

LUI. Vous ne voulez quand même pas que je vous fasse une déclaration d’amour?

ELLE. Et pourquoi pas?

LUI. Mais ce serait simplement comique!

ELLE. Eh bien, riez!

LUI. Mais nous nous connaissons à peine.

ELLE. Nous ne nous connaissons pas du tout.

LUI. Nous pouvons remédier à cet inconvénient.

ELLE. Vous n’êtes pourtant pas adepte des rencontres faciles.

LUI. (Désabusé.). Je vois que je ne vous persuaderai pas.

ELLE. On peut persuader n’importe quelle femme.

LUI. C’est possible, mais moi je ne sais pas comment on fait.

ELLE. Vous voulez un conseil?

LUI. Eh quoi, il y a une voie?

ELLE. Voilà, vous m’invitez à réciter des vers. Je peux ici même vous réciter quelque chose pour commencer. Rachmaninov a une romance sur des paroles de Hugo. Elle s’intitule : « Comment, disaient-ils? » Vous connaissez?

LUI. Non. Mais je préfèrerais avoir une réponse à ma question.

ELLE. (L’interrompant.). Écoutez jusqu’à la fin. Ce poème de Hugo est assez étrange. Dans chaque strophe, des « ils » inconnus posent une longue question pleine d’émotion, et d’autres « ils », ou, plus précisément, « elles », parce que dans le texte original français est utilisé le pronom personnel féminin, donnent une très brève réponse, simple et inattendue.

LUI. Quelque chose m’échappe.

ELLE. Bon, écoute cet exemple :

Comment, disaient-ils,

Oublier querelles

Misère et périls?

(Après une courte pause.)

‒ Dormez, disaient-elles.

LUI. Tout cela est très intéressant, mais quel rapport cela a-t-il avec le conseil que vous vouliez me donner?

ELLE. Le conseil est le suivant :

Comment, disaient-ils,

Enchanter les belles

Sans philtres subtils?

(Elle se tait.)

LUI. Et?…

ELLE. Aimez, disaient-elles.

LUI. J’ai compris l’allusion. Mais il ne peut être question d’amour dans notre cas.

ELLE. Est-ce à dire que vous me proposez de faire l’amour, mais sans amour?

LUI. On peut le dire comme ça aussi. Je préfère que nos rapports se construisent sur une base prosaïque, sans romantisme inutile.

ELLE. (Très sèchement.). Alors, adressez-vous au portier, il vous proposera sûrement une fille pour la nuit pour un prix modique. Au revoir. (Et comme l’homme ne quitte pas sa place, elle répète :) J’ai dit « Au revoir ».

LUI. Demain, je prends l’avion.

ELLE. Alors, adieu.

L’homme retourne lentement à sa table, prend son porte-documents, se dirige vers la sortie mais s’attarde près de la table, où est assise la femme.

LUI. Vous restez?

La femme ne répond pas.

LUI. Vous comptez chasser un autre client?

ELLE. Vous avez quelqu’un à me recommander?

LUI. Il n’y a pas d’amateurs de telles aventures parmi mes connaissances.

ELLE. Il ne fait pas de doute que vous connaissez mal vos amis. Adieu.

LUI. Adieu.

L’homme part. La femme reste seule. Visiblement, elle est contrariée et déçue. Les lumières du restaurant sont baissées, signe qu’il va fermer. La femme regarde l’addition posée devant elle, met l’argent sur la table et s’apprête à partir. C’est à ce moment que réapparaît l’homme.

LUI. Vous êtes encore là? J’avais peur que vous soyez partie.

ELLE. Que voulez-vous?

LUI. Je me suis imaginé seul dans ma chambre, en tête à tête avec moi-même et je ne me suis pas senti bien. Dans ces minutes-là, j’ai parfois de telles bouffées de dépression que je… Bref… Vous m’avez demandé pourquoi je vous proposais de monter dans ma chambre. Eh bien, je vais vous répondre : pour ne pas être seul. Vous me comprenez?

ELLE. (Avec sérieux.). Je vous comprends très bien.

LUI. Vous me provoquez tout le temps, parfois même vous vous moquez, mais je ne sais pas pourquoi je trouve intéressant d’être avec vous. En tout cas, c’est mieux que d’être seul. Aussi, je vous prie de m’accompagner. Je n’exigerai rien de vous et dans tous les cas je vous paierai.

ELLE. Bon, entendu. (Souriant :) Je suis une fille sans expérience, je ne sais pas résister.

LUI. (Doutant de son succès.). C’est vrai, vous êtes d’accord?

ELLE. Je vous ai dit oui, voyons. Mais j’ai l’impression que cela ne vous réjouit pas vraiment. Vous avez l’air quelque peu déconcerté.

LUI. Heureux, plutôt.

ELLE. On dirait que le bonheur vous est tombé dessus si soudainement que vous n’avez pas eu le temps de faire un pas de côté.

LUI. Alors on y va?

ELLE. On y va. (Elle se lève et prend son sac.) Attendez-moi un instant ici, je dois régler l’addition au garçon.

LUI. C’est moi qui règle.

ELLE. Pas besoin de l’appeler, j’y vais. (Elle va vers la sortie.)

LUI. Mais vous allez revenir?

ELLE. Et vous, vous attendrez?

LUI. Vous doutez de moi?

ELLE. Et vous de moi?

LUI. Oui.

ELLE. Et vous faites bien.

La femme sort et son absence semble assez longue à l’homme. Il l’attend avec une certaine inquiétude, ne la quittant pas du regard. La femme revient.

 

LUI. Pourquoi ces chuchotements avec le garçon?

ELLE. (Avec une pointe de moquerie.). Nous récitions des vers. Vous êtes jaloux?

LUI. Peut-être.

ELLE. Bon, eh bien, je suis prête.

LUI. (Il fait quelques pas, mais soudain s’arrête.). Tout à coup j’ai un peu peur.

ELLE. Moi aussi.

LUI. De qui avez-vous peur? De moi?

ELLE. Non. De moi.

LUI. Et moi, de moi. Mais on y va?

ELLE. On y va.

FIN DE ACTE I

ACTE II

Une chambre d’hôtel. L’Homme et la Femme entrent. Tous les deux se sentent quelque peu gênés.

LUI. Eh bien, la chambre vous plaît?

ELLE. Comment dire… Dans un hôtel, fût-il un bon hôtel, il y a toujours ce côté standard, aseptisé. Une table, un sanitaire, un lit… On ne s’y sent jamais comme chez soi.

LUI. Si je comprends bien, il vous arrive souvent d’aller dans les hôtels. Profession oblige.

ELLE. Ça se peut. Et alors?

LUI. Rien.

ELLE. Alors pourquoi poser des questions oiseuses?

Pause.

L’homme veut enlacer la femme. Elle s’écarte.

LUI. Qu’est-ce que tu as?

ELLE. Rien.

LUI. Je ne comprends pas, ne sommes-nous pas convenus de tout?

ELLE. Nous ne sommes convenus de rien du tout. Vous m’avez priée de venir, je suis là.

LUI. J’espère que tu n’essaieras pas de me faire croire que je suis le deuxième.

ELLE. Sûrement pas.

LUI. Tiens, tiens! Et tu en as eu beaucoup?

ELLE. Suffisamment.

LUI. Donc, tu as de l’expérience?

ELLE. Pas peu.

LUI. Tu m’en feras profiter?

ELLE. Nous nous tutoyons à nouveau?

LUI. Au lit, on ne se vouvoie pas.

ELLE. Nous ne sommes pas encore au lit.

LUI. Mais nous allons y être. (Il veut l’enlacer.)

ELLE. (S’écartant très sèchement.). Vous avez décidé que puisque j’ai été d’accord pour venir ici, on pouvait ne pas se gêner avec moi?

LUI. Inutile de faire croire que vous êtes montée, à la nuit tombée, dans la chambre d’un homme pour boire le thé avec lui.

ELLE. Certes, pas pour boire le thé. Nous boirons le champagne.

LUI. Cessez de plaisanter. Où le trouverai-je à présent? (Il essaie à nouveau d’enlacer la femme.)

ELLE. (Ne réagissant pas du tout à ses étreintes. Le ton froid :). Ne jouez pas la passion.

LUI. Mais je ne la joue pas. Ce n’est pas la passion mais la curiosité qui pousse un homme vers une nouvelle femme.

ELLE. (Sèchement.). Contentez-vous de satisfaire votre curiosité sans l’aide de vos mains. Posez-moi, par exemple, des questions et je répondrai.

LUI. Alors, vous êtes venue seulement pour parler? Ici, dans cette chambre?

ELLE. Naturellement. Selon vous, il vaut mieux discuter dehors dans le froid, le vent et la pluie? (Et comme il la tient toujours enlacée, elle continue.) Si vous ne me relâchez pas immédiatement, je m’en vais tout de suite.

L’homme relâche la femme. Pause.

LUI. Si ces caprices doivent se poursuivre, pourquoi donc êtes-vous venue?

ELLE. Peut-être, parce que je me sentais seule. Comme vous.

LUI. Qu’est-ce qu’une belle-de-nuit comme toi peut connaître de la solitude? De la vraie solitude, quand tu n’as personne à qui adresser la parole, à qui te confier, personne pour te comprendre et te répondre? Quand tu te sens seul même entouré de gens, même si à tes côtés dort un être supposé proche mais en vérité étranger.

La femme ne répond pas. Pause.

LUI. Alors quoi, nous allons longtemps nous regarder comme ça?

ELLE. Calmez-vous et asseyez-vous.

LUI. Je ne te comprends pas.

ELLE. En revanche, moi je vous comprends très bien. Vous n’êtes tout simplement pas sûr de vous et vous ne savez pas comment vous y prendre. Vous êtes tout le temps balloté entre votre timidité et un sans-gêne que vous prenez pour de l’audace.

LUI. C’est juste, pardon.

ELLE. Et si vous ne vous conduisez pas comme il faut, je partirai tout de suite.

LUI. Qu’est-ce que c’est que ce nouveau jeu?

ELLE. La continuation de l’ancien. Seulement, comme au football, après la pause, nous changeons de camp. Au restaurant, c’est moi qui vous sollicitais et maintenant c’est votre tour. Montrez-moi comment vous vous y prenez.

LUI. Pour dire vrai, je ne sais pas du tout m’y prendre.

ELLE. Je l’avais déjà remarqué.

Pause.

LUI. Avec vous, j’ai un peu de difficulté à relancer la conversation. Vous ne m’avez même pas dit comment vous vous appelez.

ELLE. Si vous voulez, appelez-moi Constance. Ou Nadine. Ou Aimée.

LUI. Et en réalité?

ELLE. (Sans répondre à la question, elle s’approche de la fenêtre.). Quel sale temps dehors…

LUI. (Il s’approche d’elle et regarde aussi par la fenêtre.). Oui, il fait froid et c’est inconfortable… Il y a quelque chose qui coince dans notre rencontre.

ELLE. Ne vous désolez pas, nous avons toute une nuit devant nous. Tout peut changer.

LUI. Vous le promettez?

ELLE. Je l’espère. Tout dépend de vous.

LUI. Et pourquoi ne me demandez-vous pas mon nom?

ELLE. Parce que je le connais.

LUI. (Stupéfait.). Comment ça?

ELLE. Comme ça. Je ne sais pas, cependant, comment je dois vous appeler. Il est un peu tôt pour vous appeler Serge, et « Monsieur Odintsov » me paraît trop formel.

LUI. Prenons un juste milieu. Vous pouvez m’appeler Serguéï.

ELLE. J’espère mériter le droit de vous appeler de façon plus intime.

LUI. Mais, tout de même, comment connaissez-vous mon nom? (Après un temps de réflexion :) Peut-être, en bas, à l’accueil?

ELLE. Peu importe. Je le connais, voilà tout.

Quelqu’un frappe légèrement à la porte.

LUI. (Étonné.). On frappe, ou je rêve?

ELLE. Non, vous ne rêvez pas.

LUI. (Troublé.). Qui cela peut-il être?

ELLE. Ouvrez, vous saurez bien.

LUI. Non.

ELLE. Vous craignez que l’on me voie dans votre chambre? N’ayez crainte, maintenant il n’y a pas de police des mœurs.

Après quelque hésitation, l’homme part. On entend un bruit sourd, des voix puis le bruit de la porte qui se ferme. L’homme réapparaît, poussant devant lui un chariot sur lequel il n’est pas difficile d’apercevoir une bouteille de champagne dans un seau à glace, des flûtes et quelques hors-d’œuvre. L’homme a l’air très perplexe.

LUI. Voici… Le champagne… Il nous vient du restaurant. Le garçon a même refusé l’argent. Il dit que c’est réglé. Bizarre. Je n’ai rien commandé.

ELLE. Il n’y a rien de bizarre. C’est un don du ciel.

LUI. (Comprenant.). Voilà pourquoi vous cherchiez le garçon, lorsque nous sortions!… Vous m’obligez à rougir. C’était à moi de le faire, mais ça ne m’est pas venu à l’esprit. Je suis un âne.

ELLE. Essayez de rectifier ça à l’avenir. (Elle prend son sac à main et se dirige vers la sortie.)

LUI. Attendez, où allez-vous de nouveau?

ELLE. Rassurez-vous, je reviens.

LUI. Vous revenez, c’est sûr?

ELLE. Pensez-vous que je veuille rester sans champagne? (Elle sort.)

L’homme, ne sachant que penser, regarde dans le couloir, revient, ôte sa veste, va à nouveau à la porte mais, à ce moment-là, la femme revient. Elle est vêtue d’une robe de soirée et tient dans ses mains une boîte et un petit bouquet de fleurs.

LUI. (Réjoui et étonné.). Où et comment avez-vous eu le temps de vous métamorphoser si vite?

ELLE. J’ai décidé de réactiver votre curiosité. (Embrassant du regard la pièce :) Eh bien, qu’attendez-vous? Pourquoi rien n’est-il prêt?

LUI. Et que faut-il préparer?

ELLE. Tout de même, quel empoté! Mettons la table ici.

Ils transportent la table au centre de la pièce.

ELLE. À présent, versez de l’eau dans le vase.

La femme sort une nappe de la boîte, en recouvre la table, pose des chandeliers et des chandelles sortis de la même boîte. L’homme, apportant un vase rempli d’eau, y met les fleurs, aide la femme à enlever du chariot le champagne, le couvert et le hors-d’œuvre. La femme installe le vase et allume les chandelles. À présent la table prend un vrai air de fête.

LUI. Où vous êtes-vous procuré tout cela? Votre absence n’a duré que deux minutes.

ELLE. C’est un secret.

LUI. Vous êtes un vrai mystère. Et d’où viennent les fleurs?

ELLE. De la forêt. Que pouvais-je faire d’autre quand vous-même n’y avez pas pensé?

LUI. Vous êtes une femme rare.

ELLE. Visiblement, c’est qu’avant vous n’avez pas eu de chance avec les femmes, c’est tout. Éteignez la lumière.

LUI. Maintenant c’est confortable et beau. J’aurais été incapable de faire pareil.

ELLE. Mais vous voyez notre rencontre comme un arrangement alors que moi je veux qu’elle soit un rendez-vous. Eh bien? C’est vous l’hôte. Peut-être, allez-vous m’inviter à m’asseoir et allez-vous ouvrir la bouteille?

LUI. C’est vous qui avez tout organisé et c’est moi qui me sens invité.

ELLE. En ce cas, je m’assois sans cérémonie.

La femme s’assoit. L’homme ouvre la bouteille de champagne et remplit les flûtes.

LUI. Vous m’offrez une fête remarquable.

ELLE. Alors buvons à cette fête. Faisons de ce jour notre première fête et nommons cette fête séparation.

Ils boivent.

LUI. Je dois avouer que, quand vous le voulez, vous savez être très charmante.

ELLE. C’est ce que je veux toujours, mais ça ne réussit pas toujours.

LUI. Ça réussit, croyez-moi. (Il veut à nouveau l’étreindre.)

ELLE. (S’écartant calmement de ses étreintes.). Si vous ne savez pas où mettre vos mains, versez plutôt du vin. Mon verre est vide, ne le voyez-vous pas?

LUI. (Regagnant sa place et remplissant les flûtes.). À quoi buvons-nous, à présent?

ELLE. (Haussant les épaules.). À l’amour. Au succès. À la rencontre. (Avec un ton légèrement moqueur :) Ou bien, vous pouvez boire debout à la santé des belles femmes. N’êtes-vous pas un amateur follement expérimenté et connaisseur du sexe féminin?

LUI. Eh bien… Alors, je propose de passer au tutoiement.

ELLE. Pas la peine. Je n’aime pas le tutoiement entre deux personnes qui se connaissent très peu. Par exemple, un supérieur hiérarchique, allez savoir pourquoi, se croit autorisé à tutoyer ses subalternes. Très souvent ce n’est pas un signe d’intimité mais une manifestation de familiarité et de goujaterie. (Regardant l’homme :) Il ne faut pas chercher bien loin les exemples.

LUI. J’entends votre reproche. Mais maintenant ce « tu » sera tout autre, rien à voir avec celui d’avant. Pas méprisant, mais amical. Et il sera mutuel. Vous êtes d’accord?

ELLE. Attendons un peu. Le temps n’est pas encore venu pour cela. À propos, au sujet du «tu» méprisant. Je crois comprendre que vous n’avez pas aimé que je vienne m’asseoir à votre table et que, pour le dire simplement, je commence à vous allumer.

LUI. Eh bien, pour être honnête, ce n’était pas très beau.

ELLE. Comme vous l’avez dit auparavant, c’était immoral. Pour vous, seules les femmes d’une certaine catégorie peuvent se conduire ainsi.

LUI. En gros, oui.

ELLE. Mais si ça n’avait pas été moi mais vous qui étiez venu vous asseoir à ma table, vous étiez mis à me dire des compliments et à m’inviter à passer la nuit avec vous, ç’aurait été moral?

LUI. Eh bien… Oui, ç’aurait été moral.

ELLE. Pourquoi?

LUI. (Haussant les épaules.). Il faut bien que quelqu’un fasse preuve d’initiative, sinon le genre humain s’éteindrait.

ELLE. Fasse preuve d’initiative? Parfait. Mais pourquoi pas moi? Quand j’ai commencé à parler avec vous au restaurant, vous avez pris cela pour du dévergondage. Et si j’avais tenté aussi de vous étreindre, comme vous venez de le faire vous-même? Qu’auriez-vous pensé alors de moi?

LUI. À chaque jeu ses règles.

ELLE. Il en résulte que, dans ce jeu, il est juste permis aux femmes d’être la proie mais pas le chasseur. Je ne reconnais pas de telles règles.

LUI. Les femmes aussi chassent. Simplement, elles ont leurs propres procédés.

ELLE. Laissons ces plaisanteries. Je vois que toutes ces discussions sur l’égalité des sexes, les préjugés éculés, la liberté sexuelle et ainsi de suite ne valent pas un clou. Au fond, la morale reste inchangée : l’homme peut tout, la femme très peu. Elle doit rester assise, baisser timidement les yeux et attendre qu’on s’intéresse à elle. Et si je n’accepte pas cette morale, on me traite de je ne sais trop quoi. C’est bien ça?

LUI. Oui et non.

ELLE. Alors pourquoi, lorsqu’il est question de moralité, attend-on immanquablement d’une femme de la discrétion, de la pureté, de la pudeur et cætera? Pourquoi n’exige-t-on pas la même chose d’un homme? Pourquoi, pour le dire dans un style soutenu, y a-t-il des femmes déchues mais pas d’hommes déchus?

 

LUI. Selon vous, les normes de conduite des femmes ont été inventées par les méchants et affreux hommes? Mais elles ont leur origine dans la nature elle-même. C’est justement de ça qu’il était question, aujourd’hui, à notre conférence.

ELLE. Selon votre psychobiologie? C’est, je crois, comme ça que s’appelle votre spécialité? N’est-ce pas ennuyeux?

LUI. Que dites-vous là! (S’animant :) C’est extrêmement intéressant. Et savez-vous en quoi cela consiste? Le fait est que notre psychologie, nos représentations de l’interdit et du permis, du bien et du mal… (S’interrompant.) Excusez-moi, cela vous ennuie, sans doute.

ELLE. Pourquoi donc? Continuez.

LUI. Non, ce n’est intéressant que pour moi. Vous allez trouver ça trop spécial et abscons.

ELLE. Qu’y a-t-il là d’abscons? (Avec le ton d’un conférencier tout à fait sérieux mais des étincelles de joie dans les yeux :) Il me semble que vous vouliez dire que notre psychologie, nos représentations de l’interdit et du permis, du bien et du mal se forment dès le plus jeune âge sous l’influence de la famille, de l’école, des éducateurs, des enfants du même âge, des livres, des films, des coutumes et des traditions nationales, bref de notre milieu social. Au bout du compte, se forme une psychologie déterminée par la société ou, pour le dire autrement, une psychologie sociale.

L’homme l’écoute avec un étonnement grandissant.

ELLE. Mais l’être humain n’est pas seulement un être raisonnable, il est aussi un animal ayant une nature biologique. En lui se trouvent depuis sa naissance des instincts naturels, des désirs et des peurs. L’étouffement de la psychologie naturelle de l’homme par l’éducation et par la vie en société conduit à toutes sortes de complexes et même à des dysfonctionnements psychiques. Ces questions sont étudiées en détail dans les travaux capitaux de Fox, Kislevski et Zarembo.

LUI. (Explosant.). Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang!

ELLE. (Sur le ton de l’innocence.). Quoi donc?

LUI. Mais c’est mon exposé! Presque mot pour mot!

ELLE. Non!? Qui l’aurait cru!

LUI. Cessez de faire l’imbécile! Qui êtes-vous, bon sang?

ELLE. Comment? Une fille de petite vertu.

LUI. Suffit! Vous y étiez aussi? Pourquoi ne vous ai-je pas vue? Vous êtes psychologue?

ELLE. Toutes les femmes sont psychologues.

LUI. Vous savez très bien que je parle de votre profession. Si vous n’êtes pas psychologue, vous êtes biologiste?

ELLE. Non.

LUI. Oh et puis, je n’y comprends rien. Qui êtes-vous? Que voulez-vous? D’où vous vient cette connaissance des langues? Et comment connaissez-vous mes travaux? Je suis sûr que vous m’espionnez, mais pourquoi?

ELLE. Je vous assure que je ne vous espionne pas. Je m’intéresse simplement à vous.

LUI. Non, il y a quelque chose qui n’est pas clair dans tout ça. Votre conduite est une énigme.

ELLE. Je vous ai déjà dit que toutes les énigmes semblent inexplicables tant qu’on ne découvre pas le mot. Alors elles se révèlent terriblement simples et n’apportent que désenchantement.

LUI. Une chose est claire pour moi depuis un moment déjà, c’est que vous n’êtes pas une fille de trottoir. Vous êtes trop instruite et intelligente.

ELLE. Même des femmes instruites sont contraintes de gagner leur vie.

LUI. Il me semble que votre voix m’est familière. Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés?

ELLE. Non. Je veux croire que si nous nous étions rencontrés, vous vous seriez souvenu de moi.

LUI. C’est juste.

ELLE. Cessez de vous casser la tête sur une énigme qui n’existe pas. Continuons plutôt notre controverse.

LUI. Mais d’abord, buvons.

ELLE. À notre rencontre? C’est déjà fait.

LUI. Non, nous avons bu à notre séparation. Votre toast n’était pas heureux, portons en un nouveau.

ELLE. D’accord.

Ils choquent les verres et boivent.

ELLE. Passez-moi votre assiette, je vais vous servir. (Elle lui sert un hors-d’œuvre.)

LUI. Merci.

ELLE. Et si on revenait à notre controverse? J’y tiens.

LUI. Pourquoi? Nous débattions? Sur quoi?

ELLE. Vous étiez sur le point de m’expliquer pourquoi vous pouvez choisir une femme qui vous plaît, tandis que moi je ne peux pas choisir un homme.

LUI. Ce n’est pas tout à fait ça. L’homme choisit, mais la femme est en droit d’accepter ou de refuser le choix de l’homme. C’est pourquoi, au bout du compte, c’est elle qui choisit.

ELLE. Mes ces choix ne sont pas d’égale valeur. Supposons qu’à un bal se trouvent cent dames et cent cavaliers, et que sur ces cent c’est moi que cinq hommes décident d’inviter à danser. C’est vrai, j’ai la possibilité de choisir parmi les cinq. Mais eux ont choisi parmi cent femmes!

LUI. Il faut croire que la nature savait ce qu’elle faisait; d’une manière ou d’une autre chacun aura sa partenaire.

ELLE. Pas tous.

LUI. (Après un court silence.). Pas tous, en effet.

ELLE. Et le couple qui se forme n’est pas toujours assorti.

LUI. C’est vrai aussi.

ELLE. Donc, vous considérez qu’une femme doit toujours être non pas l’archet mais le violon?

LUI. La question n’est pas ce que je considère ou non. Le monde est comme ça, tout simplement.

ELLE. Mais pourquoi? Les femmes n’ont-elles pas le droit de chercher leur bonheur et de faire ce qu’il faut pour l’atteindre? Les hommes et les femmes ne sont-ils pas égaux?

LUI. Égal ne signifie pas identique. Un chat mâle et un chat femelle sont aussi juridiquement égaux, mais biologiquement ils se conduisent différemment. Pareil pour les humains. Physiquement, une femme ne peut pas prendre un homme, le posséder. C’est toujours lui qui la prend, et elle, elle se donne. D’où différentes normes de conduite : il choisit, elle attend d’être choisie.

ELLE. Vous raisonnez en professionnel. Donc, une femme ne peut pas chercher.

LUI. Ce n’est pas elle qui doit chercher, elle, on doit la trouver. C’est pourquoi le premier motif du comportement d’une femme, c’est d’être attirante.

ELLE. Mais peut-être n’est-ce pas une loi de la biologie, mais une question d’éducation et de tradition?

LUI. Les traditions sont différentes d’un peuple à l’autre. Mais partout nous voyons une seule et même chose : l’homme cherche la femme, la choisit, fait tout pour l’avoir, l’achète, la prend. Mais on ne voit pas le contraire. Et en général, c’est bien connu, l’homme chasse la femme jusqu’à ce qu’elle le capture.

ELLE. C’est une vieille fable.

LUI. Du reste, se battre seul contre une morale acceptée par tous est toujours sans espoir et n’a pas de sens. Et si l’on va à l’encontre de notre nature biologique cela conduit inévitablement à toutes sortes de névroses qui s’observent chez la majorité d’entre nous.

ELLE. Vous compris?

LUI. Pourquoi devrais-je être une exception? Cessons cette discussion, voulez-vous?

ELLE. Comme vous voulez. Je vous aurais même invité à danser, mais je suis certaine que vous ne savez pas.

LUI. Si, pourquoi? Un peu moins bien qu’un ours, mais sûrement mieux qu’un éléphant.

ELLE. On peut peut-être essayer. (Elle le tire par la main, l’invitant à danser et fait quelques pas avec lui.)

LUI. Non, ce n’est pas la peine. Vous allez y perdre vos pieds.

ELLE. Donc, vous aussi vous avez des problèmes, bien que vous soyez un grand théoricien en matière de sexe. Et qu’en est-il dans la pratique?

LUI. Dans la pratique, tout mon temps est accaparé par le travail. Le reste m’intéresse peu.

ELLE. Et les enfants? Et votre femme chérie? (Elle ajoute, non sans une pointe de causticité :) Qui vous plaît sous tous les rapports?

LUI. Je n’ai pas d’enfants.

ELLE. Pas de femme non plus, peut-être?

LUI. Eh bien, si vous voulez la vérité, pas de femme non plus, à présent.

ELLE. «À présent» vous voulez dire maintenant pendant que vous êtes à l’hôtel?

LUI. Je n’ai pas du tout de femme. Depuis deux ans.

ELLE. Une petite amie, bien sûr.

LUI. Non plus.

ELLE. (Franchement surprise.). Comment ça? un psychologue parlerait là d’un cas lourd.

LUI. Ça ne va pas aussi mal que vous le pensez, c’est bien pire.

ELLE. Que vous est-il arrivé?

LUI. Rien de particulier. Une histoire très triviale.

ELLE. Dites.

LUI. Vous ne préférez pas boire?

Il remplit les flûtes et ils trinquent.

ELLE. Et maintenant, racontez.

LUI. En fait, Il n’y a rien à raconter. Je me suis marié dans mon temps. Alors, j’étais jeune et stupide. D’ailleurs, pas moins stupide que jeune.

ELLE. Et après?

LUI. Un matin, je me suis réveillé en comprenant qu’elle et moi n’avions absolument rien à nous dire. Nos intérêts communs se résumaient au lit et même eux s’amenuisaient de jour en jour. Et au lieu d’apporter tout de suite un correctif, nous nous sommes mutuellement pourri la vie.

ELLE. Effectivement, c’est une histoire triviale. Mais pourquoi cela s’est-il passé comme ça?

LUI. L’homme se lasse toujours du mariage. De devoir être chaque jour ensemble. De ne pouvoir se réfugier en soi. D’être conscient qu’il est lié. Les femmes aiment nous tenir en laisse sans comprendre que plus la laisse est courte, plus nous voulons nous en libérer.

ELLE. Mais vous vous en êtes libéré, pourtant?

LUI. Oui. Nous nous sommes séparés.

ELLE. C’est tout?

LUI. Non. Puis, l’âge avançant, je ne suis pas devenu moins stupide et je me suis remarié.

ELLE. J’espère que cette fois vous avez choisi celle qui vous convenait?

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