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Марк Твен
Plus fort que Sherlock Holmès

Je n'ai qu'une clef, une clef unique, je connais son écriture; s'il inscrit son nouveau nom sur un registre d'hôtel sans prendre le soin de la contrefaire très bien, je pourrai la reconnaître, mais il faut pour cela que le hasard me fasse rencontrer le fugitif.

San-Francisco, 28 juin 1898.

Vous savez avec quel soin j'ai fouillé tous les États du Colorado au Pacifique, et comment j'ai failli toucher au but. Eh bien! je viens encore d'éprouver un nouvel échec et cela pas plus tard qu'hier. J'avais retrouvé dans la rue sa trace encore chaude qui me conduisit vers un hôtel de second ordre. Je me suis trompé; j'ai dû suivre le contre-pied; les chiens le font bien! Mais je ne possède malheureusement qu'une partie des instincts du chien, et souvent je me laisse induire en erreur par mes facultés d'homme. Il a quitté cet hôtel depuis dix jours, m'a-t-on dit. Je sais maintenant qu'il ne séjourne plus nulle part depuis les six ou huit derniers mois, qu'il est pris d'un grand besoin de mouvement et ne peut plus rester tranquille. Je partage ce sentiment et sais combien il est pénible! Il continue à porter le nom qu'il avait inscrit au moment où j'étais si près de le pincer, il y a neuf mois: « James Walker »; c'est aussi celui qu'il avait adopté en fuyant Silver Gulch. Il ne fait pas d'effort d'imagination et a décidément peu de goût pour les noms de fantaisie. Il m'a été facile de reconnaître son écriture très légèrement déguisée.

On m'assure qu'il vient de partir en voyage sans laisser d'adresse et sans dire où il allait; qu'il a pris un air effaré lorsqu'on le questionnait sur ses projets; il n'avait, paraît-il, qu'une valise ordinaire pour tout bagage et il l'a emportée à la main. « C'est un pauvre petit vieux, a-t-on ajouté, dont le départ ne fera pas grand tort à la maison. »

Vieux! Je suppose qu'il l'est devenu maintenant, mais n'en sais pas plus long, car je ne suis pas resté assez longtemps. Je me suis précipité sur sa trace; elle m'a conduit à un quai. Mère! La fumée du vapeur qui l'emportait se perdait à l'horizon! J'aurais pu gagner une demi-heure en prenant dès le début la bonne direction; mais il était même trop tard pour fréter un remorqueur et courir la chance de rattraper son bateau! Il est maintenant en route pour Melbourne !

Hope Canyon, Californie.

3 octobre 1900.

Vous êtes en droit de vous plaindre. Une lettre en un an: c'est trop peu, j'en conviens; mais comment peut-on écrire lorsqu'on n'a à enregistrer que des insuccès? Tout le monde se laisserait démonter; pour ma part, je n'ai plus de cœur à rien.

Je vous ai raconté, il y a longtemps, comment je l'avais manqué, à Melbourne, puis comment je l'avais pourchassé pendant des mois en Australie. Après cela, je l'ai suivi aux Indes, je crois même l'avoir aperçu à Bombay; j'ai refait derrière lui tout son voyage, à Baroda, Rawal, Pindi, Lucknow, Lahore, Cawnpore, Allahabad, Calcutta, Madras, semaine par semaine, mois par mois, sous une chaleur torride et dans une poussière! Je le traquais de près, et croyais le tenir; mais il s'est toujours échappé. Puis, à Ceylan, puis à…

Mais je vous raconterai tout cela en détail. Il m'a ramené en Californie, puis à Mexico, et de là il retourna en Californie. Depuis ce moment-là, je l'ai pourchassé dans tous les pays, depuis le 1er janvier jusqu'au mois dernier. Je suis presque certain qu'il se tient près de Hope Canyon. J'ai suivi sa trace jusqu'à trente milles d'ici, mais je l'ai perdue; pour moi, quelqu'un a dû l'enlever en voiture.

Maintenant je me repose de mes recherches infructueuses. Je suis éreinté, mère! découragé et bien souvent près de perdre mon dernier espoir. Pourtant, les mineurs de ce pays sont de braves gens; leurs manières affables que je connais de longue date et leur franchise d'allures sont bien faites pour me remonter le moral et me faire oublier mes ennuis. Voilà plus d'un mois que je suis ici. Je partage la cabane d'un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, « Sammy Hillyer », comme moi fils unique d'une mère qu'il idolâtre et à qui il écrit régulièrement chaque semaine (ce dernier trait me ressemble moins). Il est timide, et sous le rapport de l'intelligence… certes… il ne faudrait pas lui demander de mettre le feu à une rivière; à part cela, je l'aime beaucoup; il est bon camarade, assez distingué, et je bénis le ciel de me l'avoir donné pour ami; je peux au moins échanger avec lui mes impressions; c'est une grande satisfaction, je vous assure. Si seulement « James Walker » avait cette compensation, lui qui aime la société et la bonne camaraderie. Cette comparaison me fait penser à lui, à la dernière entrevue que nous avons eue. Quel chaos que tout cela, lorsque j'y songe !

A cette époque, je luttais contre ma conscience pour m'attacher à sa poursuite! Le cœur de Sammy Hillyer est meilleur que le mien, meilleur que tous ceux de cette petite république, j'imagine; car il se déclare le seul ami de la brebis galeuse du camp, un nommé Flint Buckner. Ce dernier n'adresse la parole à personne en dehors de Sammy Hillyer.

Sammy prétend qu'il connaît l'histoire de Flint, que c'est le chagrin seul qui l'a rendu aussi sombre et que pour ce motif on devrait être pour lui aussi charitable que possible. Un cœur d'or seul peut s'accommoder du caractère de Flint Buckner, d'après tout ce que j'entends dire de lui. Le détail suivant vous donnera d'ailleurs une idée plus exacte du bon cœur de Sammy que tout ce que je pourrais vous raconter. Au cours d'une de nos causeries, il me dit à peu près ceci :

« Flint est un de mes compatriotes et me confie tous ses chagrins; il déverse dans mon cœur le trop plein de ses tristesses quand il sent que le sien est près d'éclater. Il est impossible de rencontrer une homme plus malheureux, je t'assure, Archy Stillmann: sa vie n'est qu'un tissu de misères morales qui le font paraître beaucoup plus vieux que son âge. Il a perdu depuis bien des années déjà la notion du repos et du calme. Il n'a jamais connu la chance; c'est un mythe pour lui et je lui ai souvent entendu dire qu'il soupirait après l'enfer de l'autre monde pour faire diversion aux misères de cette vie. »

IV

C'était par une matinée claire et fraîche du commencement d'octobre. Les lilas et les cytises, illuminés par un radieux soleil d'automne, avaient des reflets particuliers et formaient une voûte ininterrompue que la nature aimable mettait à la disposition des êtres qui habitent la région des hautes branches. Les mélèzes et les grenadiers profilaient leurs formes rouges et jaunes et jetaient une teinte de gaieté sur cet océan de verdure; le parfum enivrant des fleurs éphémères embaumait l'atmosphère en délire; bien haut dans les airs un grand oiseau solitaire planait, majestueux et presque immobile; partout régnaient le calme, la sérénité et la paix des régions éthérées. Ceci se passe en octobre 1900, à Hope-Canyon, et nous sommes sur un terrain de mines argentifères dans la région d'Esméralva. Solitaire et reculé, l'endroit est de découverte récente; les nouveaux arrivés le croient riche en métal (il suffira de le prospecter pendant un an ou deux pour être fixé sur sa valeur). Comme habitants, le camp se compose d'environ deux cents mineurs, d'une femme blanche avec son enfant, de quelques blanchisseurs chinois, d'une douzaine d'Indiens plus ou moins nomades, qui portent des vêtements en peaux de lapin, des chapeaux de liège et des colliers de bimbeloterie. Il n'y a ici ni moulins, ni église, ni journaux. Le camp n'existe que depuis deux ans et la nouvelle de sa fondation n'a pas fait sensation; on ignore généralement son nom et son emplacement.

Des deux côtés de Hope-Canyon, les montagnes se dressent à pic, formant une muraille de trois mille pieds, et la longue file des huttes qui s'échelonnent au fond de cet entonnoir ne reçoit guère qu'une fois par jour, vers midi, la caresse passagère du soleil. Le village s'étend sur environ deux milles en longueur et les cabanes sont assez espacées l'une de l'autre. L'auberge est la seule maison vraiment organisée; on peut même dire qu'elle représente la seule maison du camp. Elle occupe une position centrale et devient, le soir, le rendez-vous de la population. On y boit, on y joue aux cartes et aux dominos: il existe un billard dont le tapis couturé de déchirures a été réparé avec du taffetas d'Angleterre. Il y a bien quelques queues, mais sans procédés; quelques billes fendues qui, en roulant, font un bruit de casserole fêlée et ne s'arrêtent que par soubresauts, et même un morceau de craie ébréchée; le premier qui arrive à faire six carambolages de suite peut boire tant qu'il veut, aux frais du bar.

La case de Flint Buckner était au sud, la dernière du village; sa concession était à l'autre extrémité, au nord, un peu au-delà de la dernière hutte dans cette direction. Il était d'un caractère cassant, peu sociable, et n'avait pas d'amis. Ceux qui essayaient de frayer avec lui ne tardaient pas à le regretter et lui faussaient compagnie au bout de peu de temps. On ne savait rien de son passé. Les uns croyaient que Sammy Hillyer savait quelque chose sur lui: d'autres affirmaient le contraire. Si on le questionnait à ce sujet, Sammy prétendait toujours ignorer son passé. Flint avait à ses gages un jeune Anglais de seize ans, très timide et qu'il traitait durement, aussi bien en public que dans l'intimité. Naturellement, on s'adressait à ce jeune homme pour avoir des renseignements sur son patron, mais toujours sans succès. Fetlock Jones (c'est le nom du jeune Anglais) racontait que Flint l'avait recueilli en prospectant une autre mine, et comme lui-même n'avait en Amérique ni famille ni amis, il avait trouvé sage d'accepter les propositions de Buckner; en retour du labeur pénible qui lui était imposé, Jones recevait pour tout salaire du lard et des haricots. C'était tout ce que ce jeune homme voulait raconter sur son maître.

Il y avait déjà un mois que Fetlock était rivé au service de Flint; son apparence déjà chétive pouvait inspirer de jour en jour de sérieuses inquiétudes, car on le voyait dépérir sous l'influence des mauvais traitements que lui faisait subir son maître. Il est reconnu, en effet, que les caractères doux souffrent amèrement de la moindre brutalité, plus amèrement peut-être que les caractères fortement trempés qui s'emportent en paroles et se laissent même aller aux voies de fait quand leur patience est à bout et que la coupe déborde. Quelques personnes compatissantes voulaient venir en aide au malheureux Fetlock et l'engageaient à quitter Buckner; mais le jeune homme accueillit cette idée avec un effroi mal dissimulé et répondit qu'il ne l'oserait jamais.

 

Pat Riley insistait en disant :

– Quittez donc ce maudit harpagon et venez avec moi. N'ayez pas peur, je me charge de lui faire entendre raison, s'il proteste.

Fetlock le remercia les larmes aux yeux, mais se mit à trembler de tous ses membres en répétant qu'il n'oserait pas, parce que Flint se vengerait s'il le retrouvait en tête à tête au milieu de la nuit. « Et puis, voyez-vous, s'écriait-il, la seule pensée de ce qui m'arriverait me donne la chair de poule, M. Riley. »

D'autres lui conseillaient: « Sauvez-vous, nous vous aiderons et vous gagnerez la côte une belle nuit. » Mais toutes les suggestions ne pouvaient le décider; Fetlock prétendait que Flint le poursuivrait et le ramènerait pour assouvir sa vengeance.

Cette idée de vengeance, personne ne la comprenait. L'état misérable du pauvre garçon suivait son cours et les semaines passaient. Il est probable que les amis de Fetlock se seraient rendu compte de la situation, s'ils avaient connu l'emploi de ses moments perdus. Il couchait dans une hutte voisine de celle de Flint et passait ses nuits à réfléchir et à chercher un moyen infaillible de tuer Flint sans être découvert. Il ne vivait plus que pour cela; les heures pendant lesquelles il machinait son complot étaient les seuls moments de la journée auxquels il aspirait avec ardeur et qui lui donnaient l'illusion du bonheur.

Il pensa au poison. Non, ce n'était pas possible; l'enquête révélerait où il l'avait pris et qui le lui avait vendu. Il eut l'idée de lui loger une balle dans le dos quand il le trouverait entre quatre yeux, un soir où Flint rentrerait chez lui vers minuit, après sa promenade accoutumée.

Mais quelqu'un pourrait l'entendre et le surprendre. Il songea bien à le poignarder pendant son sommeil. Mais sa main pourrait trembler, son coup ne serait peut-être pas assez sûr; Flint alors s'emparerait de lui. Il imagina des centaines de procédés variés; aucun ne lui paraissait infaillible; car les moyens les plus secrets présentaient toujours un danger, un risque, une possibilité pour lui d'être trahi. Il ne s'arrêta donc à aucun.

Mais il était d'une patience sans borne. Rien ne presse, se disait-il. Il se promettait de ne quitter Flint que lorsqu'il l'aurait réduit à l'état de cadavre; mieux valait prendre son temps, il trouverait bien une occasion d'assouvir sa vengeance. Ce moyen existait et il le découvrirait, dût-il pour cela subir toutes les hontes et toutes les misères.

Oui! il trouverait sûrement un procédé qui ne laisserait aucune trace de son crime, pas le plus petit indice; rien ne pressait: mais quand il l'aurait trouvé, oh! alors, quelle joie de vivre pour lui !

En attendant, il était prudent de conserver religieusement intacte sa réputation de douceur, et il s'efforçait plus que jamais de ne pas laisser entendre le moindre mot de son ressentiment ou de sa colère contre son oppresseur.

Deux jours avant la matinée d'octobre à laquelle nous venons de faire allusion, Flint avait acheté différents objets qu'il rapportait à sa cabane, aidé par Fetlock: une caisse de bougies, qu'ils placèrent dans un coin, une boîte de poudre explosible qu'ils logèrent au-dessus des bougies, un petit baril de poudre qu'ils déposèrent sous la couchette de Flint et un énorme chapelet de fusées qu'ils accrochèrent à un clou.

Fetlock en conclut que le travail du pic allait bientôt faire place à celui de la poudre et que Flint voulait commencer à faire sauter les blocs. Il avait déjà assisté à ce genre d'explosions, mais n'en connaissait pas la préparation. Sa supposition était exacte; le temps de faire sauter la mine était venu.

Le lendemain matin, ils portèrent au puits les fusées, les forets, et la boîte à poudre. Le trou avait à peu près huit pieds de profondeur, et pour arriver au fond comme pour en sortir, il fallait se servir d'une petite échelle. Ils descendirent donc; au commandement, Fetlock tint le foret (sans savoir comment s'en servir) et Flint se mit à cogner. Au premier coup de marteau, le foret échappa des mains de Fetlock et fut projeté de côté.

– Maudit fils de nègre, vociféra Flint, en voilà une manière de tenir un foret! Ramasse-le et tâche de tenir ton outil! Je t'apprendrai ton métier, attends! Maintenant charge.

Le jeune homme commença à verser la poudre.

– Idiot, grommela Flint, en lui appliquant sur la mâchoire un grand coup de crosse, qui lui fit perdre l'équilibre. Lève-toi! Tu ne vas pas rester par terre, je pense. Allons, mets d'abord la mèche, maintenant la poudre; assez; assez! Veux-tu remplir tout le trou? Espèce de poule mouillée! Mets de la terre, du gravier et tasse le tout. Tiens! grand imbécile, sors de là.

Il lui arracha l'instrument et se mit à damer la charge lui-même en jurant et blasphémant comme un forcené. Puis il alluma la mèche, sortit du puits et courut à cinquante mètres de là, suivi de Fetlock. Ils attendirent quelques instants: une épaisse fumée se produisit et des quartiers de roche volèrent en l'air avec un fracas d'explosion; une pluie de pierres retomba et tout rentra dans le calme.

– Quel malheur que tu ne te sois pas trouvé là-dedans, s'écria le patron.

Ils redescendirent dans le puits, le nettoyèrent, préparèrent un nouveau trou et recommencèrent la même opération :

– Regarde donc ce que tu fais au lieu de tout gaspiller: Tu ne sais donc pas régler une charge ?

– Non, maître !

– Tu ne sais pas? Ma foi! je n'ai jamais rien vu d'aussi bête que toi.

Il sortit du puits et cria à Fetlock qui restait en bas :

– Eh bien! idiot! Vas-tu rester là toute la journée! Coupe la mèche et allume-la !

Le pauvre garçon répondit tout tremblant :

– Maître, je ferai comme il vous plaira.

– Comment? tu oses me répondre, à moi? Coupe, allume, te dis-je !

Le jeune garçon fit ce qui lui était commandé.

– Sacrebleu, hurla Flint; tu coupes une mèche aussi courte… je voudrais que tu sautes avec…

Dans sa colère, il retira l'échelle et s'enfuit.

Fetlock resta terrorisé.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! au secours! Je suis perdu, criait-il. Que faire? que faire ?

Il s'adossa au mur et s'y cramponna comme il put: le pétillement de la poudre qui s'allumait l'empêchait d'articuler un son; sa respiration s'arrêta, il était là sans force et inerte; encore deux ou trois secondes, et il volerait en l'air avec les blocs de pierre. Une inspiration subite lui vint. Il allongea le bras, saisit la mèche et coupa l'extrémité qui dépassait d'un pouce au-dessus du sol; il était sauvé! Il tomba à moitié évanoui et mort de peur, murmurant avec un sourire sur les lèvres :

– Il m'a montré! Je savais bien qu'avec de la patience, j'y arriverais !

Cinq minutes après, Buckner se glissa furtivement au puits, l'air gêné et inquiet, et en examina le fond. Il comprit la situation et vit ce qui était arrivé; il descendit l'échelle. Fetlock put remonter malgré son grand affaiblissement et son émotion. Il était livide; sa mine effrayante parut impressionner Buckner qui essaya de lui témoigner un regret et un semblant de sympathie; mais ces deux sentiments lui étaient trop inconnus pour qu'il sût les exprimer.

– C'est un accident, lui dit-il. N'en parle à personne, n'est-ce pas? J'étais énervé et ne savais plus très bien ce que je faisais. Tu me parais fatigué, tu as trop travaillé aujourd'hui. Va à ma cabane et mange tout ce que tu voudras; ensuite, repose-toi bien.

N'oublie pas que cet accident est dû à mon seul énervement.

– Vous m'avez bien effrayé, lui dit Fetlock en s'en allant, mais j'ai au moins appris quelque chose, je ne le regrette pas.

– Pas difficile à contenter, marmotta Buckner en l'observant du coin de l'œil. Je me demande s'il en parlera; l'osera-t-il? Quelle guigne qu'il n'ait pas été tué !

Fetlock ne pensa pas à se reposer pendant le congé qui lui avait été accordé; il l'employa à travailler avec ardeur et à préparer, fiévreusement, son plan de vengeance. Des broussailles épaisses couvraient la montagne du côté de la demeure de Flint. Fetlock s'y cacha et adopta cette retraite pour machiner son complot. Ses derniers préparatifs devaient se faire dans le bouge qui lui servait de hutte.

– S'il a le moindre soupçon à mon endroit, pensa-t-il, il a bien tort de croire que je raconterai ce qui s'est passé; d'ailleurs, il ne le croira pas longtemps; bientôt il sera fixé. Demain je ne me départirai pas de ma douceur et de ma timidité habituelles qu'il croit inaltérables. Mais après-demain, au milieu de la nuit, sa dernière heure aura sonné sans que personne au monde puisse soupçonner l'auteur de sa mort et la manière dont elle sera survenue. Le piquant de la chose est que lui-même m'en ait suggéré l'idée.

V

Le jour suivant s'écoula sans aucun incident. Minuit va sonner et, dans peu d'instants, une nouvelle journée commencera. La scène se passe au bar, dans la salle de billard. Des hommes d'aspect commun, aux vêtements grossiers, coiffés de chapeaux à larges bords, portent leurs pantalons serrés dans de grosses bottes, ils sont tous en veston et se tiennent groupés autour d'un poêle de fonte qui, bourré de charbon, leur distribue une généreuse chaleur; les billes de billard roulent avec un son fêlé; à l'intérieur de la salle, on n'entend pas d'autre bruit; mais, au dehors, la tempête mugit. Tous paraissent ennuyés et dans l'attente.

Un mineur, aux épaules carrées, entre deux âges, avec des favoris grisonnants, l'œil dur et la physionomie maussade, se lève sans mot dire, il passe son bras dans un rouleau de mèche, ramasse quelques objets lui appartenant et sort sans prendre congé de ses compagnons. C'est Flint Buckner. A peine la porte est-elle refermée sur lui que la conversation, gênée par sa présence, reprend avec entrain.

– Quel homme réglé! il vaut une pendule, dit Jack Parker, le forgeron, sans tirer sa montre; on sait qu'il est minuit quand il se lève pour sortir.

– Sa régularité est bien la seule qualité qu'il possède, répliqua le mineur Peter Hawes, je ne lui en connais pas d'autre; vous non plus, que je sache ?

– Il fait tache parmi vous, dit Ferguson, l'associé de Well-Fargo. Si j'étais propriétaire de cet établissement, je le forcerais bien à se démuseler un jour ou l'autre, qu'il le veuille ou pas !

En même temps il lança un regard significatif au patron du bar qui fit semblant de ne pas comprendre, car l'homme en question était une bonne pratique, et rentrait chaque soir chez lui après avoir consommé un stock de boissons variées servies par le bar.

Dites donc, les amis, demanda le mineur Ham Sandwich, l'un de vous se souvient-il que Buckner lui ait jamais offert un cocktail ?

– Qui? lui? Flint Buckner? Ah! non certes !

Cette réponse ironique sortit avec un ensemble parfait de la bouche de tous les assistants.

Après un court silence, Pat Riley, le mineur, reprit :

– Cet oiseau-là est un vrai phénomène. Et son aide tout autant que lui. Moi, je ne les comprends ni l'un ni l'autre; je donne ma langue au chat !

– Vous êtes pourtant un malin, répondit Ham Sandwich, mais, ma foi, les énigmes que sont ces deux individus restent impossibles à deviner. Le mystère qui entoure le patron enveloppe également son acolyte. C'est bien votre avis n'est-ce pas ?

– Pour sûr !

Chacun acquiesça. Un seul d'entre eux gardait le silence. C'était le nouvel arrivant, Peterson. Il commanda une tournée de rafraîchissements pour tous et demanda si, en dehors de ces deux types étranges, il existait au camp un troisième phénomène.

– Nous oublions Archy Stillmann, répondirent-ils tous.

Celui-là aussi est donc un drôle de pistolet? demanda Peterson.

– On ne peut pas vraiment dire que cet Archy Stillmann soit un phénomène, continua Ferguson, l'employé de Well-Fargo; il me fait plutôt l'effet d'un toqué !

Ferguson avait l'air de savoir ce qu'il disait. Et comme Peterson désirait connaître tout ce qui concernait Stillmann, chacun se déclara prêt à lui raconter sa petite histoire. Ils commencèrent tous à la fois, mais Billy Stevens, le patron du bar, rappela tout le monde à l'ordre, déclarant qu'il valait mieux que chacun parlât à son tour.

 

Il distribua les rafraîchissements et donna la parole à Ferguson.

Celui-ci commença :

– Il faut d'abord vous dire qu'Archy n'est qu'un enfant, c'est tout ce que nous savons de lui; on peut chercher à le sonder, mais c'est peine perdue; on n'en peut rien tirer; il reste complètement muet sur ses intentions et ses affaires personnelles; il ne dit même pas d'où il est et d'où il vient. Quant à deviner la nature du mystère qu'il cache, c'est impossible, car il excelle à détourner les conversations qui le gênent. On peut supposer tout ce que l'on veut; chacun est libre, mais à quoi cela mène-t-il? A rien, que je sache !

Quel est, en fin de compte, son trait de caractère distinctif? Possède-t-il une qualité spéciale? La vue peut-être, l'ouïe, ou l'instinct? La magie, qui sait? Choisissez, jeunes et vieux, femmes et enfants. Les paris sont ouverts. Eh bien, je vais vous édifier sur ses aptitudes; vous pouvez venir ici, disparaître, vous cacher, où vous voudrez, n'importe où; près ou loin, il vous trouvera toujours et mettra la main sur vous.

– Pas possible ?

– Comme j'ai l'honneur de vous le dire. Le temps ne compte pas pour lui, l'état des éléments le laisse bien indifférent, il n'y prête aucune attention; rien ne le dérange !

– Allons donc! et l'obscurité? la pluie? la neige ?

– Hein ?

– Tout cela lui est bien égal. Il s'en moque.

– Et le brouillard ?

– Le brouillard! ses yeux le percent comme un boulet de canon! Tenez, jeunes gens. Je vais vous raconter quelque chose de plus fort. Vous me traiterez de blagueur !

– Non, non, nous vous croyons, crièrent-ils tous en chœur. Continuez, Well-Fargo.

– Eh bien! messieurs, supposez que vous laissiez Stillmann ici en train de causer avec vos amis: sortez sans rien dire, dirigez-vous vers le camp et entrez dans une cabane quelconque de votre choix; prenez-y un livre, plusieurs si vous voulez, ouvrez-les aux pages qu'il vous plaira en vous rappelant leurs numéros; il ira droit à cette cabane et ouvrira le ou les livres aux pages touchées par vous; il vous les désignera toutes sans se tromper.

– Ce n'est pas un homme, c'est un démon.

– Je suis de votre avis. Et maintenant, je vous raconterai un de ses exploits les plus merveilleux.

– La nuit dernière, il a…

Il fut interrompu par une grande rumeur au dehors; la porte s'ouvrit brusquement et une foule en émoi se précipita dans le bar entourant la seule femme blanche du camp qui criait et pleurait :

– Ma fille! ma fille! partie! perdue! Pour l'amour du ciel, dites-moi où est Archy Stillmann, nous ne savons plus où chercher.

– Asseyez-vous, Mrs Hogan, lui dit le patron du bar. Asseyez-vous et calmez-vous, Stillmann est ici depuis trois heures; il a engagé une chambre après avoir rôdé toute la journée à la recherche d'une piste, suivant sa bonne habitude. Il est ensuite monté se coucher. Ham Sandwich, va donc le réveiller et amène-le; il est au numéro 14.

Archy fut vite habillé et en bas. Il demanda des détails à Mrs Hogan.

– Hélas! mon ami, je n'en ai pas. Si j'en possédais seulement! Je l'avais couchée à sept heures et lorsque je suis rentrée, il y a une heure, plus personne! Je me suis précipitée chez vous; vous n'y étiez pas; depuis, je vous cherche partout, frappant à toutes les portes; je viens ici en désespoir de cause, folle, épouvantée, le cœur brisé. Dieu merci, je vous ai trouvé enfin! et vous me découvrirez mon enfant! Venez vite! vite !

– Je suis prêt, Madame, je vous suis; mais regagnez d'abord votre logement.

Tous les habitants du camp avaient envie de prendre part à la chasse. Ceux de la partie Sud du village étaient sur pied, et une centaine d'hommes vigoureux balançaient dans l'obscurité les faibles lueurs de leurs lanternes vacillantes. Ils se formèrent en groupes de trois ou quatre, pour s'échelonner plus facilement le long du chemin, et emboîtèrent rapidement le pas des guides. Bientôt, ils arrivèrent à la maisonnette des Hogan.

– Passez-moi une lanterne, dit Archy.

Il la posa sur la terre durcie et s'agenouilla en ayant l'air d'examiner le sol attentivement.

– Voilà sa trace, dit-il en indiquant du doigt deux ou trois marques sur le sol. La voyez-vous ?

Quelques-uns d'entre les mineurs s'agenouillèrent et écarquillèrent leurs yeux pour mieux voir. Les uns s'imaginèrent apercevoir quelque chose, les autres durent avouer, en secouant la tête de dépit, que la surface très unie ne portait aucune marque perceptible à leurs yeux.

– Il se peut, dit l'un, que le pied de l'enfant ait laissé son empreinte, mais je ne la vois pas.

Le jeune Stillmann sortit, tenant toujours la lampe près de la terre; il tourna à gauche, et avança de quelques pas en examinant le sol soigneusement.

– Je tiens la trace, venez maintenant, et que quelqu'un prenne la lanterne.

Il se mit en route, d'un pas allègre, dans la direction du Sud, escorté par les curieux, et suivit, en décrivant des courbes, toutes les sinuosités de la gorge pendant une lieue environ. Ils arrivèrent à une plaine couverte de sauges, vaste et obscure. Stillmann commanda: Halte, ajoutant :

– Il ne s'agit pas de partir sur une fausse piste, orientons-nous de nouveau dans la bonne direction.

Il reprit la lanterne et examina la route sur une longueur de vingt mètres environ.

– Venez, dit-il, tout va bien.

Il se remit en route, fouillant les buissons de sauge, pendant un quart de mille et obliquant toujours à droite; puis il prit une autre direction, fit un grand circuit, repartit droit devant lui et marcha résolument vers l'ouest pendant un demi-mille. Il s'arrêta, disant :

– Elle s'est reposée ici, la pauvre petite. Tenez la lanterne et regardez; c'est là qu'elle s'est assise.

A cet endroit, le sol était net comme une plaque d'acier et il fallait une certaine audace pour prétendre reconnaître sur ce miroir uni la moindre trace révélatrice. La malheureuse mère, reprise de découragement, tomba à genoux, baisant la terre et sanglotant.

– Mais où est-elle alors? demanda quelqu'un. Elle n'est pourtant pas restée ici; nous la verrions, je pense.

Stillmann continua à tourner en rond sur place, sa lanterne à la main; il paraissait absorbé dans ses recherches.

– Eh bien! dit-il, sur un ton maussade. Je ne comprends plus.

Il examina encore.

– Il n'y a pas à en douter, elle s'est arrêtée ici, mais elle n'en est pas repartie. J'en réponds! Reste à trouver l'énigme.

La pauvre mère se désolait de plus en plus.

– Oh! mon Dieu! et vous Vierge Marie! venez à mon aide! Quelque animal l'a emportée! C'est fini! je ne la reverrai jamais, jamais plus !

– Ne perdez pas espoir, madame, lui dit Archy. Nous la retrouverons, ne vous découragez pas.

– Dieu vous bénisse pour ces bonnes paroles de consolation, monsieur Archy, et elle prit sa main quelle couvrit de baisers.

Peterson, le dernier arrivé, chuchota avec ironie à l'oreille de Ferguson :

– En voilà une merveille d'avoir découvert cet endroit. Vraiment pas la peine de venir si loin, tout de même; le premier coin venu nous en aurait appris autant. Nous voilà bien renseignés, maintenant !

L'insinuation n'était pas du goût de Ferguson, qui répondit sur un ton emballé :

– Vous allez peut-être chercher à nous faire croire que l'enfant n'est pas venue ici? Je vous déclare que cette petite a passé par ici; si vous voulez vous attirer de sérieux ennuis, vous n'avez qu'à…

– Tout va bien! cria Stillmann. Venez tous ici et regardez bien. La trace nous crevait les yeux et nous n'y avons rien vu les uns et les autres.

Tous s'accroupirent avec ensemble à l'endroit supposé où l'enfant avait dû s'asseoir et se mirent à écarquiller les yeux en fixant le point désigné par le doigt d'Archy. Après une pause suivie de profonds soupirs de découragement, Pat Riley et Ham Sandwich répondirent ensemble :

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