«Hou! hou!»
Elle pensa au loup, de tout le jour la folle n’y avait pas pensé[20]… Au même moment une trompe sonna bien loin dans la vallée. C’était ce bon M. Seguin qui tentait un dernier effort[21].
«Hou! hou!.. faisait le loup.
– Reviens! reviens!..» criait la trompe.
Blanquette eut envie de revenir; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie[22].
La trompe ne sonnait plus…
La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles.
Elle se retourna et vit dans l’ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient… C’était le loup.
Enorme, immobile, il était assis là regardant la petite chèvre blanche et la dégustant par avance[23]. Comme il savait bien qu’il la mangerait, le loup ne se pressait pas.
«Ha! ha! la petite chèvre de M. Seguin»; et il passa sa grosse langue rouge sur ses babines.
Blanquette se sentit perdue… Un moment, en se rappelant l’histoire de la vieille Renaude, qui s’était battue toute la nuit pour être mangée le matin, elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux se laisser manger tout de suite; mais, s’étant ravisée, elle tomba en garde[24], la tête basse et la corne en avant, comme une brave chèvre de M. Seguin qu’elle était… Elle n’espérait pas de tuer le loup mais seulement elle voulait voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude.
Alors le monstre s’avança, et les petites cornes entrèrent en danse.
Ah! la brave petite chevrette, comme elle y allait de bon cœur! Plus de dix fois, je ne mens pas, Gringoire, elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Et elle cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe; puis elle retournait au combat, la bouche pleine… Cela dura toute la nuit. De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair, et elle se disait:
«Oh! pourvu que je tienne jusqu’à l’aube[25]…»
L’une après l’autre, les étoiles s’éteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de dents… Une lueur pâle parut dans l’horizon… Le chant du coq enroué monta d’une métairie.
«Enfin!» dit la pauvre bête, qui n’attendait plus que le jour pour mourir; et elle s’allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang…
Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea. Adieu, Gringoire! L’histoire que tu as entendue n’est pas un conte de mon invention[26]. Si jamais tu viens en Provence, on te parlera souvent de la chèvre de monsieur Seguin, qui se battit toute la nuit avec le loup, et puis, le matin, le loup la mangea.
Tu m’entends bien, Gringoire: et puis, le matin, le loup la mangea.
De tous les jolis dictons, proverbes ou adages, dont nos paysans de Provence passementent leurs discours[27], je n’en sais pas un plus pittoresque ni plus singulier que celui-ci. A quinze lieues autour de mon moulin, quand on parle d’un homme rancunier, vindicatif, on dit: «Cet homme-là! méfiez-vous!.. Il est comme la mule du pape, qui garde sept ans son coup de pied[28].»
J’ai cherché bien longtemps d’où ce proverbe pouvait venir, ce que c’était que cette mule papale et ce coup de pied gardé pendant sept ans. Personne ici n’a pu me renseigner à ce sujet, pas même Francet Mamaï, mon joueur de fifre, qui connaît pourtant son légendaire provençal sur le bout du doigt[29]. Francet pense comme moi qu’il y a là-dessous quelque ancienne chronique du pays d’Avignon; mais il n’en a jamais entendu parler autrement que par le proverbe.
«Vous ne trouverez cela qu’à la bibliothèque des Cigales», m’a dit le vieux fifre en riant.
L’idée m’a paru bonne, et comme la bibliothèque des Cigales est à ma porte, je suis allé m’y enfermer pendant huit jours.
C’est une bibliothèque merveilleuse, admirablement montée, ouverte aux poètes jour et nuit, et desservie par de petits bibliothécaires à cymbales qui vous font de la musique tout le temps. J’ai passé là quelques journées délicieuses, et, après une semaine de recherche – sur le dos – , j’ai fini par découvrir ce que je voulais, c’est-à-dire l’histoire de ma mule et de ce fameux coup de pied gardé pendant sept ans. Le conte en est joli quoique un peu naïf, et je vais essayer de vous le dire tel que je l’ai lu hier matin dans un manuscrit couleur du temps, qui sentait bon la lavande sèche et avait de grands fils de la Vierge pour signets[30].
Qui n’a pas vu Avignon du temps des papes, n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille. C’étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhône[31], bannières au vent, galères pavoisées[32], les soldats du pape qui chantaient du latin sur les places; par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu’on entendait ronfler, là-bas, du côté du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il faut qu’il danse, il faut qu’il danse; et comme en ce temps-là les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifres et tambourins se postaient sur le pont d’Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit l’on y dansait, l’on y dansait… Ah! l’heureux temps! l’heureuse ville! Des hallebardes qui ne coupaient pas; des prisons d’Etat où l’on mettait le vin à rafraîchir[33]. Jamais de disettes; jamais de guerre… Voilà comment les papes du Comtat[34] savaient gouverner leur peuple; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés[35]!..
Il y en a un surtout, un bon vieux, qu’on appelait Boniface[36]… Oh! celui-là que de larmes on a versées en Avignon quand il est mort! C’était un prince si aimable, si avenant! Il vous riait si bien du haut de sa mule! Et quand vous passiez près de lui – fussiez-vous un pauvre petit tireur de garance ou le grand viguier de la ville[37] – , il vous donnait sa bénédiction si poliment! Un vrai pape d’Yvetot[38], mais d’un Yvetot de Provence, avec quelque chose de fin dans le rire[39], un brin de marjolaine à sa barrette, et pas la moindre Jeanneton[40]… La seule Jeanneton qu’on lui ait jamais connue, à ce bon père, c’était sa vigne – une petite vigne qu’il avait plantée lui-même, à trois lieues d’Avignon, dans les myrtes de Châteauneuf.
Tous les dimanches, en sortant de vêpres, le digne homme allait lui faire sa cour[41], et quand il était là-haut, assis au bon soleil, sa mule près de lui, ses cardinaux tout autour étendus aux pieds des souches, alors il faisait déboucher un flacon de vin du cru – ce beau vin, couleur de rubis, qui s’est appelé depuis le châteauneuf-du-pape[42] – et il le dégustait par petits coups, en regardant sa vigne d’un air attendri. Puis, le flacon vidé, le jour tombant, il rentrait joyeusement à la ville, suivi de tout son chapitre; et, lorsqu’il passait sur le pont d’Avignon, au milieu des tambours et des farandoles, sa mule, mise en train par la musique, commençait à danser, tandis que lui-même il marquait le pas de la danse avec sa barrette, ce qui scandalisait fort ses cardinaux[43], mais faisait dire à tout le peuple: «Ah! le bon prince! Ah le brave pape!»
Après sa vigne, ce que le pape aimait le plus au monde, c’était sa mule. Le bonhomme en raffolait de cette bête-là. Tous les soirs avant de se coucher, il allait voir si son écurie était bien fermée, si rien ne manquait dans sa mangeoire, et jamais il ne se serait levé de table sans faire préparer sous ses yeux un grand bol de vin à la française, avec beaucoup de sucre et d’aromates, qu’il allait lui porter lui-même, malgré les observations de ses cardinaux… Il faut dire aussi que la bête en valait la peine[44]. C’était une belle mule noire mouchetée de rouge[45], le pied sûr, portant fièrement sa petite tête sèche toute harnachée de pompons, de nœuds, de grelots d’argent, de bouffettes; avec cela douce comme un ange, l’œil naïf, et deux longues oreilles toujours en branle, qui lui donnaient l’air bon enfant[46]. Tout Avignon la respectait, et, quand elle allait dans les rues, il n’y avait pas de bonnes manières qu’on ne lui fit, car chacun savait que c’était le meilleur moyen d’être bien en cour[47], et qu’avec cet air innocent, la mule du pape en avait mené plus d’un à la fortune, à preuve Tistet Védène et sa prodigieuse aventure[48].